
Dürer, autoportrait à la manière des représentations du Christ, 1500
(source Wikipédia)
« Dans tout l’archipel animiste, les animaux et les esprits ont des corps amovibles qu’ils retirent parfois, loin du regard des hommes, pour partager entre eux l’illusion qu’ils sont bien comme ces derniers, c’est-à-dire avec cette apparence humaine qui est la forme subjective sous laquelle, à l’instar de tous les autres sujets qu’une intériorité anime, ils se perçoivent à l’ordinaire »
Philippe Descola, Les Formes du visible
Nous mettons à profit la lecture du dernier livre de l’anthropologue Philippe Descola, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration (2021), pour en synthétiser les lignes directrices et questionner ses jugements éco-politiques. Cela concerne également les auteurs qui font référence à ses travaux, dans le contexte d’une nouvelle « écologie profonde » ou d’écophilosophie (Arne Næss, 1960). Ces dernières remettent en question l’ontologie naturaliste et notre vision occidentale anthropocentrique de la nature, qui s’incarne dans le terme de « nature » pour désigner l’ensemble des non-humains. Mais pour bien comprendre l’enjeu de ce débat qui peut paraître abstrait, il est nécessaire d’exhumer l’armature conceptuelle que l’anthropologue a construite dans Par-delà nature et culture (2005) et, ensuite, mobilisée dans La fabrique des images (2010) ainsi que dans son dernier livre. Il nous semble, en effet, que certains de ses présupposés ne seraient pas toujours bien compris par ceux qui s’en inspirent. Car à lire les « grammaires du monde » ou les « ontologies » dégagées par Descola, il apparaît qu’elles sont toutes anthropocentriques, à commencer par l’animisme. Ce que l’auteur affirme dans ses analyses, mais sans toujours l’expliciter. Et, par ailleurs, qu’en est-il de l’histoire humaine dans le contexte de ces ontologies « très résistantes » ?
Commençons d’abord par examiner le fondement matriciel des quatre ontologies que Descola a construites dans Par-delà nature et culture, ceci à partir de son expérience de terrain de plusieurs années auprès d’un collectif d’Indiens amazoniens animistes, les Achuars, appartenant à la famille plus large des Jivaros. Cette expérience première, racontée de manière personnelle dans Les lances du crépuscule (Terre humaine, 1993), a débouché sur sa thèse de doctorat, La Nature domestique : symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuars (1986). Précisons que ces ontologies ou « formes de mondiation » sont des structures profondes, des matrices d’organisation, de perception, de représentation et d’action sur le monde et les êtres qui le peuplent, qui n’équivalent pas à une « culture ». Elles sont à l’œuvre dans plusieurs d’entre elles, parfois très diverses, formant selon Descola des « archipels cosmologiques ».
Son expérience de départ est donc la confrontation à un groupe pour lequel « la nature » n’existe pas comme entité séparée des humains, car il considère que les autres entités qui peuplent le monde (animaux, plantes, esprits…) sont, elles aussi, pourvues d’une intériorité comme eux (« Les singes laineux, les toucans, les singes hurleurs, tous ceux que nous tuons pour manger, ce sont des personnes comme nous », confie un Achuar à Descola, cité dans Par-delà nature et culture, nous soulignons). Ce qui, par contre, sépare radicalement les espèces d’existants, c’est leur corps, leur « physicalité ». Cela y compris entre humains d’un autre collectif, d’une autre tribu. Il s’agit d’un aspect qui est souvent mal compris par ceux qui sont séduits par une certaine mode animiste, et qui ne perçoivent que la continuité des intériorités entre humains et non-humains et non pas la discontinuité des physicalités. Pour le dire de manière plus abrupte, le « corps » de non-humains, mais également des humains appartenant à d’autres collectifs, d’autres « tribus », n’est pas de la même matière que celui du collectif de référence (les Achuars dans le terrain de Descola).
À l’inverse, l’ontologie moderne occidentale depuis la Renaissance (et donc celle de Descola) – nommée « naturalisme » par l’anthropologue –, postule au contraire une continuité entre les physicalités et une discontinuité des intériorités, les humains étant les seuls à disposer de cette qualité. Nous sommes constitués de la même matière que les animaux, les plantes ou les étoiles (nous sommes des « poussières d’étoiles », écrit Hubert Reeves), mais uniquement les humains disposeraient d’une capacité réflexive, d’une intériorité, d’une « âme ». D’où la supériorité humaine comme « sommet de la création ».
Les archipels cosmologiques
C’est sur la base de ce constat d’expérience, longuement élaboré dans ses livres, et sur une lecture fouillée de la littérature anthropologique, que Descola va, bien logiquement, dégager deux autres ontologies : le totémisme et l’analogisme. Le tableau suivant résume cette matrice.
Les quatre ontologies selon Descola (2005, p. 176)
ressemblance des intériorités différence des physicalités | animisme | totémisme | ressemblance des intériorités ressemblance des physicalités |
différence des intériorités ressemblance des physicalités | naturalisme | analogisme | différence des intériorités différence des physicalités |
L’interprétation du tableau est relativement simple si on le lit avec attention. Deux entités de base composent le « mobilier du monde » : l’intériorité et la physicalité (ou « l’esprit » et « le corps ») et deux caractéristiques associent les êtres du monde : la ressemblance et la différence. Le tout donne logiquement un tableau à quatre cases.
L’animisme et le totémisme se caractérisent par les ressemblances des intériorités entres les humains et non-humains, qui en sont tous pourvus. Ce qui signifie que tous les existants partagent le fait de disposer d’une intériorité. Mais dans le cas de l’animisme, les physicalités sont dissemblables (le corps d’un humain est radicalement différent de celui d’un léopard), alors que dans le totémisme les physicalités des humains et des non-humains sont semblables, du moins pour ceux issus d’une même classe d’êtres, issus d’une origine identique (le « Totem» ou « l’être du Rêve ») qui les a engendrés. Aussi bien le « culturel » que le « naturel » y sont relatifs.
Le naturalisme et l’analogisme se définissent par les différences des intériorités entre humains et non-humains. Dans le cas du naturalisme, seuls les humains sont pourvus d’une intériorité, alors que dans l’analogisme les intériorités varient suivant leur position dans l’échelle des êtres. Mais pour l’analogisme, la profusion des êtres du monde partage à des degrés divers un universalisme naturel et culturel. D’où les « analogies », les correspondances que l’on peut déceler entre les êtres, entre le microcosme et le macrocosme, entre les diverses qualités du sensible humain et non-humain.
Les deux premières ontologies, animisme et totémisme (méritant bien le qualificatif de « premières », notamment dans le déroulé des livres de Descola qui va toujours de l’animisme au naturalisme en passant par le totémisme et l’analogisme), caractérisent des collectifs de chasseurs-cueilleurs (s’il y a des exemples de transition de l’animisme vers l’analogisme, cela ne semble pas être le cas du totémisme, voir post-scriptum 2). L’analogisme, lui, concerne principalement des civilisations agricoles, en partie urbaines et étatiques, comme la Chine classique, le monde musulman, les États précolombiens ou l’Europe d’avant la Renaissance. Enfin, le naturalisme est une « exception européenne » née aux environs des XVe et XVIe siècles, d’abord dans les domaines de la figuration picturale, puis dans ceux de la philosophie et de la science.
On perçoit un schéma évolutif dans cette succession des ontologies, des « sociétés froides » aux « sociétés chaudes »[1], que l’auteur rejette dans Par-delà nature et culture, alors qu’il y tend dans les conclusions des Formes du visible, mais à propos du seul naturalisme. Il affirme en effet dans le premier livre que les ontologies « sont très résistantes » dans le temps et que son objet n’est pas du tout « de tracer une évolution ». Alors que dans le second, il écrit : « … une contradiction initiale du naturalisme lui imprime un élan temporel orienté que les autres ontologies paraissent ignorer » (Formes du visible, p. 603). Nous reviendrons sur ce point, en lien avec notre titre. Les autres cosmologies nous semblent avoir également « un élan temporel orienté », mais vers le passé. Pour une discussion approfondie de cette question par Descola, avec l’exemple de la transition de l’animisme vers l’analogisme à propos de la domestication du renne, voir Par-delà nature et culture, le chapitre « Histoires de structures » (p. 497-531).
Le « gabarit de référence »
Enfin, last but not least, Descola souligne à plusieurs reprises et de différentes manières que l’humain est « le gabarit de référence » des ontologies (expression utilisée par l’anthropologue dans Par-delà nature et culture). Ce qui signifie qu’il attribue ou non les caractéristiques qu’il perçoit chez lui-même aux autres existants. En d’autres mots, ces ontologies sont non seulement toutes des constructions humaines, bien évidemment, mais elles sont également anthropocentriques. Nous ne savons rien, jusqu’à ce jour, des ontologies élaborées par les singes ou les arbres – et quelle place y occupent les humains et autres êtres.
Cela se perçoit par exemple très clairement dans l’animisme, qui bien souvent figure l’intériorité d’un animal par l’incrustation d’un visage humain dans des masques ou statuettes, ou par le corps d’un humain en mouvement sous un déguisement animal, comme dans une danse chamanique. D’innombrables énoncés de Descola attestent de cet anthropocentrisme, à commencer par ce propos dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2001, et qui va bien au-delà de l’animisme : « La nature n’existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’anthropologie que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l’humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d’exclure ces entités de notre destinée commune. » (nous soulignons).
Dans le totémisme également, l’attribution d’une intériorité aux êtres non-humains qui font partie d’une même classe totémique (un animal, une plante, un rocher…) est le fait des humains, et les figurations en deux ou trois dimensions qui renvoient aux « êtres du Rêve » attribuent une intériorité humaine aux membres non-humains de la classe totémique. L’analogisme, enfin, place l’humain au sommet de la « grande chaîne des êtres », alors que le naturalisme des modernes en fait la seule créature dotée d’une intériorité. Pas besoin de s’étendre sur notre ontologie naturaliste, qui fait l’objet aujourd’hui (du moins en Occident) de nombreux « procès » en anthropocentrisme, voire de position « anti-moderne » dans certains cas (Descola n’y échappe pas).
On perçoit bien cet anthropocentrisme (ou anthropomorphisme) à l’œuvre chez nombre d’auteurs se situant dans le courant « écosophique » contemporain, et dont les titres d’ouvrages largement diffusés sont significatifs : « La vie secrète des arbres », « Autobiographie d’un poulpe », « Penser comme un arbre », « Penser comme un iceberg », « Être un chêne », « Habiter en oiseau », etc. Même si ces titres sont souvent métaphoriques et font écho au fameux « Penser comme une montagne » d’Aldo Léopold, ayant comme but de « se mettre à la place de », on peut constater, ne fût-ce que dans leur choix, une certaine affinité avec le néo-animisme contemporain (alors que leur contenu souvent captivant est savant et documenté, notamment sur base des sciences du vivant, dont l’éthologie – Descola, 2005, pp. 251 – 258). Dans un cas, « Comment pensent les forêts » de l’anthropologue Eduardo Kohn, il n’est d’ailleurs pas question des forêts et de leur « pensée » dans l’ouvrage.
Les chemins visuels
Ces préalables étant posés, penchons-nous sur le dernier livre de Descola, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration (2021), un ouvrage volumineux qui revisite les quatre ontologies, dégagées seize années auparavant dans son ouvrage majeur, Par-delà nature et culture. Cela à l’épreuve des modes de figuration (images, motifs, figurines, statuettes, masques, vêtements, tableaux, dessins, tatouages, gravures, enluminures, couvre-chefs, parures, etc.) tels qu’ils sont pratiqués dans les divers « archipels ontologiques », y compris dans certains contextes d’hybridation entre ontologies. L’ouvrage s’ouvre significativement sur une phrase du philosophe Merleau-Ponty, citée en épigraphe : « Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict qu’il rend présent comme une certaine absence. » C’est dès lors cette « doublure d’invisible », donnant d’une certaine manière forme au visible, qu’il s’agira de faire apparaître en plein jour. D’où le titre du livre « Les Formes du visible », qui fait peut-être quelque écho aux Formes élémentaires de la vie religieuse d’Emile Durkheim (1912).

Remarquons en passant que la succession des parties des Formes du visible apparaît bien « chronologique », commençant comme dans les autres livres cités par la figuration animiste pour terminer par celle du naturalisme. C’est d’ailleurs au sujet de cette dernière, comme signalé plus haut, que la temporalité historique (orientée vers le futur) sera introduite dans la figuration, notamment à partir du christianisme et de l’Incarnation. Descola introduirait-il une temporalité dans son approche structuraliste des ontologies ? N’anticipons pas.
Nous allons tenter l’essai de synthétiser le plus clairement possible les traits saillants des quatre modes de figuration (ou « formes de mondiation ») en fonction de l’archipel ontologique concerné, cela en ayant une attention particulière pour « l’élan temporel » qu’ils suggèrent ou manifestent. Remarquons d’entrée de jeu à ce sujet que Descola, évoquant son expérience chez les Achuars animistes dans son avant-propos, dit que « Chez eux, j’avais cherché en vain quelque chose qui ressemblât à la nature ou à la culture, à l’histoire ou à la religion… » (nous soulignons). Ce sont en quelque sorte des « sociétés sans histoire et sans progrès » comme les qualifiait Lévi-Strauss. Mais lorsque Descola parle de « religion », il évoque un système de croyances séparé, car il écrit quelques phrases plus loin que « les activités économiques étaient religieuses de part en part » (nous soulignons). Plaçons cette pierre d’attente qui balise le parcours des collectifs humains du « religieux de part en part » à l’incarnation opérée par Dürer lorsque ce dernier donne son propre visage humain au Christ en 1500, ou des « sociétés sans histoire » au « dynamisme téléologique dont les autres modes de figuration paraissent dépourvus. Et peut-être d’histoire, ce régime de temporalité cumulatif dont l’efflorescence accompagne celle du naturalisme… » (ibidem, p. 604, nous soulignons).
Notons que, pour l’auteur, le passage d’une ontologie à l’autre s’effectue par ce qu’il nomme un « basculement », et que ces basculements sont souvent préfigurés par des changements du régime des images. Comme il l’écrit à propos du passage de l’analogisme au naturalisme en Europe occidentale : « C’est notamment le cas en Europe avec l’émergence d’une représentation de l’ontologie naturaliste dans la peinture bien avant qu’elle ne commence à être thématisée dans les écrits des savants et des philosophes (…) c’est plus probablement la totalité de la reconfiguration épistémique dont témoignent les œuvres de Galilée, de Bacon ou de Descartes qui peut être envisagée comme le résultat d’une nouvelle façon de regarder et de dépeindre les hommes et les choses apparues deux siècles plus tôt » (ibidem, p. 18, nous soulignons). Notons que cette « nouvelle façon de regarder » fut un processus de plus d’un siècle, minutieusement décrit par Tsvetan Todorov dans Éloge de l’individu, et qu’il est notamment lié à l’insertion de scènes religieuses chrétiennes dans l’environnement contemporain du peintre, puis à la disparition progressive de ces scènes par agrandissement de la « fenêtre flamande » consacrée au seul paysage. Nous avons décrit cette dynamique, sur base de Descola, Todorov, Roger et Gauchet dans « L’invention du paysage occidental ».
Avant d’aborder les modes de figuration dans les quatre ontologies, l’anthropologue consacre un chapitre préalable à une discussion serrée concernant art et figuration. Cela pour souligner que son objet dépasse très largement la production dite « artistique » (une notion récente) et inclut toutes les figurations, y compris utilitaires, décoratives, cultuelles, voire celles qui ne figurent rien, comme les bétyles, des pierres tombées du ciel et grossièrement taillées qui « incorporent la présence d’un être ordinairement invisible ». Le corpus figuratif de cette « anthropologie comparative de la figuration » est dès lors gigantesque.
Descola discute ensuite de quelques éléments centraux de la figuration, dont les caractères iconiques de représentation et les dimensions « actantielles », leur puissance d’agir sur ceux qui les regardent. Ce chapitre contient par ailleurs une synthèse des quatre ontologies en lien avec ce qui précède. De manière instructive, il y distingue la perspective figurative liée à l’orthodoxie à partir du théologien russe Paul Florensky (admiré de Lénine, puis exécuté lors des purges de 1937), de celle d’Europe occidentale depuis Alberti. Rien que ce passage mériterait un développement en soi, dans la mesure où la différence civilisationnelle entre l’est et l’ouest de l’Europe se marque dans la peinture, et que Lénine rejoint l’art sacré orthodoxe, du moins dans la perspective.
Pour ne pas alourdir ce texte, nous passons tout de suite à ce qui constitue pour nous les deux questions centrales : celle de l’anthropocentrisme, en lien avec la figuration de l’intériorité des non-humains dans les ontologies non-naturalistes (la question ne se pose pas pour le naturalisme), et celle de l’histoire dans chacune d’elle.
Le visage humain des « esprits de corps«
L’animisme, rappelons-le, attribue une intériorité analogue à la nôtre aux non-humains. « Ce sont des personnes comme nous » dit l’Achuar à l’anthropologue. Comment cette intériorité est-elle figurée par les humains dans les images (au sens large du terme) qu’ils produisent ? Comme le rappelle Descola, « l’animisme surgit de la propension de l’humanité à détecter des intentions dans le comportement des êtres les plus divers, même ceux qui furent faits de main d’homme » (ibidem, p. 52, nous soulignons). Ce dernier point est à noter, car les artefacts fabriqués par les humains peuvent aussi être dotés d’une intériorité. L’anthropologue ajoute aussitôt : « Pour figurer une ontologie de ce type, il faut pouvoir rendre visible l’intériorité de diverses sortes d’existants (…) et montrer que cette intériorité commune se loge dans des corps aux apparences fort diverses. » La question sera donc de savoir comment cette intériorité des non-humains est rendue visible dans les différentes parties de l’archipel animiste – et si quelque chose comme une temporalité, une histoire, transparaît par les biais de la figuration. « Le défi de la mise en image animiste, c’est de rendre perceptible et active la subjectivité des non-humains » (ibidem, p. 91).
Descola consacre une centaine de pages à traiter de cette question, cela à partir de matériaux (masques, figurines, images…) issus de nombreuses populations faisant partie de l’archipel animiste. On en résumera ici les principaux traits. Comme il l’écrit d’entrée de jeu, « Une façon commune de parvenir à cette fin est de combiner des éléments anthropomorphes évoquant l’intentionnalité humaine, généralement un visage, avec des attributs spécifiques évoquant la physicalité d’une espèce » (ibidem, p.91, nous soulignons). En d’autres mots, il s’agit de créer une sorte de chimère dans laquelle le visage humain figurera l’intériorité et l’intentionnalité de l’espèce non-humaine. C’est l’incrustation d’un visage humain (ou de membres humains) dans un masque représentant un visage ou un corps animal, voire un animal à tête humaine (comme la « femme-renarde »). L’anthropologue écrit : « le sujet humain devient le prototype figural de toute subjectivité » (ibidem, p. 93). Dans certains cas, c’est un « masque à transformation », une tête d’animal qui s’ouvre pour révéler un visage humain caché.

Masque à transformation (source Musée canadien de l’histoire)
Une autre manière de figurer l’intériorité d’un animal est le corps humain en mouvement, en général celui d’un danseur ou d’un chaman portant « le vêtement corporel » d’un animal. C’est, dans ce cas, « le porteur [humain] qui fait fonction en quelque sorte d’âme visible ». Un autre procédé est le « mouvement suspendu » de figurines animales qui donne à voir la subjectivité animale. Enfin, il y a les sculptures « à transformation » des Inuits qui figurent des métamorphoses, c’est-à-dire le passage de l’intériorité d’une enveloppe corporelle à une autre, humaine ou non-humaine, le « vagabondage des âmes » et la « communication transpécifique ».
Comme nous l’avons citée en épigraphe, cette phrase de Descola résume bien les choses : « Dans tout l’archipel animiste, les animaux et les esprits ont des corps amovibles qu’ils retirent parfois, loin du regard des hommes, pour partager entre eux l’illusion qu’ils sont bien comme ces derniers, c’est-à-dire avec cette apparence humaine qui est la forme subjective sous laquelle, à l’instar de tous les autres sujets qu’une intériorité anime, ils se perçoivent à l’ordinaire » (ibidem, p.139, nous soulignons). Notons pour finir que la relation va également en sens inverse, et que « porter un masque d’animal, c’est accéder à son intériorité et la contrôler, enfiler un costume d’animal, se couler dans sa peau et adopter ses gestes, c’est accéder à sa physicalité et la détourner à son usage » (ibidem, p.141).
Il est par ailleurs important de remarquer que les groupes humains (également entre eux) et les espèces non-humaines (selon nos critères) se distinguent par leur corps, ce qui signifie qu’il n’y a à proprement parler pas d’espèce humaine. Un groupe humain se distingue d’un autre groupe humain « par des attributs qui sont à l’instar des caractéristiques biologiques des animaux ou des plantes » (ibidem, p.150). Les animistes sont dès lors quelque peu racialistes.
C’est sur ce point que Descola va introduire la temporalité, le thème d’une plénitude perdue chez les animistes. Il écrit en effet que « c’est le rôle essentiel des mythes amazoniens que de relater les événements catastrophiques qui ont engendré des discontinuités dans le monde et produit la diversité présente des espèces, dont les diverses sortes d’hommes (…) cette ère [avant la catastrophe] doit plutôt [que d’un état de nature] être vue comme un état de culture intégral, antérieur à l’émergence de différences « naturelles », dans lequel les humains, les plantes, les animaux, les esprits, les météores, voire les artefacts, exhibaient une intériorité analogue, communiquaient sans peine dans une langue universelle… » (ibidem, p.150, nous soulignons). C’était, ajoute Descola, « retrouver la plénitude physique d’avant la spéciation en empruntant aux autres espèces ce que chacune a conservé du corps infiniment puissant des origines ». La perfection est donc située dans le passé, aux origines, avant la « chute » qui a engendré la dissociation. Il y a donc bel et bien une temporalité. On notera la similitude avec le vieux mythe d’un état où les hommes et les animaux communiquaient à l’origine des temps, et que l’on retrouve même chez Jules Verne dans Les aventures du capitaine Haterras ou chez Julien Gracq[2].
Figurer des classes d’êtres, réunissant humains et non-humains
Le totémisme selon Descola, à la différence de l’animisme, « tient pour négligeables les différences entre les humains et les autres existants du point de vue de l’intériorité comme de la physicalité et met au contraire l’accent sur le partage, au sein d’une classe hybride composée de certains humains et de certains non-humains, d’un ensemble de qualités que les uns et les autres possèdent également » (ibidem, p. 55, nous soulignons). Et il ajoute que ces qualités sont « transmises à chaque génération par les semences d’un prototype d’origine ». Il y a donc une « relation d’identité entre des êtres d’apparences très différentes ». Les êtres prototypiques ont vécu jadis sur terre, au « temps du Rêve » selon l’expression des Aborigènes australiens. Nous avons donc une réponse à notre question sur la temporalité : l’essence des classes d’êtres, le prototype primordial ou « être du Rêve », est apparue aux origines, et il s’agit de régulièrement la réactiver, ce qui structure les modes de figuration. Le récit des origines est aussi anthropomorphique : « lors de la genèse du monde, au « temps du rêve », des êtres dotés d’aptitudes humaines, mais portant souvent des noms d’animaux et de plantes, sortirent du sol en des sites précis, connurent maintes aventures, puis s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre » (ibidem, p.196, nous soulignons).
La question de la figuration consiste donc à montrer que « les membres humains et non-humains d’une même classe totémique partagent une même identité essentielle et matérielle », ce qui fait que « toute iconographie australienne a pour objet les êtres du Rêve ». Il s’agit dès lors, soit de figurer un prototype en train « d’accomplir une action instituante » (fondatrice), de figurer « un site qui est le cadre et le résultat de l’action instituante », et enfin de figurer des « emblèmes associés aux groupes totémiques issus de ces événements ». Un peu plus loin, le rapport des images à la temporalité est clairement explicité dans le cas des Aborigènes australiens : « partout sur le continent, et quelle que soit leur forme, celles-ci [les images] sont des indices encore frémissants de ce qu’accomplirent jadis les êtres du Rêve, des empreintes dont les humains affiliés à chacune de ces entités totémiques revivifient l’effet génésique chaque fois qu’ils célèbrent l’ardeur des commencements ». Les humains ont le devoir de « réactiver la fécondité originelle » des prototypes (ibidem, p. 255, nous soulignons).
Nous sommes donc bien dans des collectifs humains hétéronomes dont la dépendance à l’Altérité fondatrice (« la fécondité originelle », l’ordre « institué au matin du monde ») et sa supériorité se manifestent dans les fonctions qu’il s’agit de figurer : « l’ordre social, l’ordre cosmique, la classification exhaustive des êtres et des lieux, tout se déploie à partir de la structure anatomique des prototypes totémiques » (ibidem, p. 209, nous soulignons). Descola explore de manière minutieuse les caractéristiques très élaborées de ces « formes du visible » dans les différentes « îles » de l’archipel totémique (dont l’Amérique septentrionale), y compris dans leur expression contemporaine valorisée par le marché de l’art (ce qui vaut aussi pour les figurations animistes). Nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur pour plus de détails.
Il est par contre, par définition, plus difficile d’identifier la nature anthropomorphique des intériorités attribuées aux existants non-humains faisant partie de la même classe totémique. En effet, leur physicalité et leur intériorité ne sont en principe pas différentes de celles des humains faisant partie de cette classe, et c’est l’être du Rêve ou ses traces, ses sites, ses itinéraires, ses résurgences qu’il s’agit de figurer. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, ces prototypes du temps du Rêve sont, selon Descola, « des êtres dotés d’aptitudes humaines mais portant souvent des noms d’animaux et de plantes ». L’être humain y est aussi « le gabarit de référence », même si la forme physique de l’être du Rêve peut être celle d’un animal ou d’une plante.

Être du Rêve, figuration dite en « rayons X », Australie (source Wikipédia)
Ces êtres sont souvent représentés seuls et immobiles, « une totalité sans défauts, imperméable aux altérations du temps », « un paquet d’attributs sans âge » (ibidem, p. 253), représentant « la charte intemporelle de l’organisation totémique ». Certains en Australie sont représentés en « rayons X », leurs organes et squelettes étant dépeints, leur essence éternelle étant « contenue dans les os », dans la charpente osseuse. Les existants humains et non-humains de la même classe totémique étant le résultat de leur démembrement. Dans d’autres cas, ce sont les traces, souvent nimbées de cercles, des parcours effectués par les êtres du Rêve qui sont figurées, ce qui donne les images les plus connues (et prisées sur le marché de l’art) des figurations totémiques australiennes. Ajoutons pour finir que des figurations hybrides entre totémisme et animisme existent dans certains collectifs humains, formes que Descola analyse dans un chapitre particulier.
Compositions, chimères, hiérarchies et microcosmes
L’archipel analogique couvre des périodes et des espaces très divers, de l’Inde à la Chine et au Japon (parfois hybridé avec l’animisme), de l’Afrique de l’Ouest à l’Amérique précolombienne et contemporaine (Andes et Mexique), de l’Europe de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, sans oublier la Russie et l’Asie centrale. Selon Descola, sa formule est inverse du totémisme. Si ce dernier fusionne des humains et non-humains dans une même classe totémique, l’analogisme, au contraire, distingue toutes les composantes du monde, autant sur le plan de la physicalité que de l’intériorité. Son grand souci est dès lors de faire « tenir » cette profusion d’êtres, de les relier dans un réseau de correspondances, de liens, d’analogies (d’où le terme d’ontologie analogique choisi par l’anthropologue). Le « tout », si l’on ose dire, est articulé dans un ensemble structuré et hiérarchisé qui varie selon les civilisations (la seule occurrence du terme « civilisation » dans ce livre concerne l’analogisme) ayant pour objet de réduire « le foisonnement des différences ».
Ce trait central détermine les formes de la figuration des images et des objets qui, malgré l’extraordinaire dispersion des collectifs concernés, ont un air de parenté. L’objectif central de la figuration analogique, écrit Descola, « c’est au premier chef de rendre présents des réseaux de correspondances entre des éléments discontinus » (ibidem, p. 58). Les fragments du monde doivent être rattachés à « la grande chaîne des analogies » et des classifications cosmologiques reliant, par exemple, un animal ou un humain à un orient (puma au nord, blaireau au sud…) ou à une constellation stellaire (le Sagittaire, les Gémeaux, la Grande Ourse…), différents existants par leurs qualités (le chaud, le froid, l’humide, le sec…). Au contraire de l’animisme et du totémisme, les êtres ne sont pas figurés isolément mais dans une trame de correspondances, de réseaux, d’analogies, de couplages, voire de compositions multiples comme les chimères (êtres composés d’attributs appartenant à diverses espèces, comme l’hydre, le Serpent à plumes).
Parfois, comme dans les îles du Pacifique, c’est la généalogie d’un humain qui est représentée dans l’image d’un ancêtre pour attester de sa place et de ses droits, comme les « cannes généalogiques » des Maoris ou les « dieux-bâton » des îles Cook. Ce qui nous conduit à la représentation de la hiérarchie dans la figuration analogique. Elle ne figure en effet pas la profusion des êtres, tous dotés d’une intériorité et d’une physicalité, comme une collection d’égaux. Bien au contraire, les êtres y sont souvent hiérarchisés selon différentes modalités, comme dans la peinture chrétienne médiévale dans laquelle le monde est subordonné à la Sainte-Trinité, ou dans les trois niveaux cosmiques reliés par l’Axe du monde. Un autre exemple longuement analysé par Descola sont les mesas péruviennes ou mexicaines, les tables cérémonielles ou « autels thérapeutiques » utilisées par des guérisseurs (curanderos)[3]. Ce sont des « répliques miniatures d’un cosmos stratifié dans lequel le plan de la terre se situe à mi-chemin entre un étage céleste et un étage chtonien [souterrain, infernal] reliés par un axis mundi qui prend l’allure d’un arbre ou d’une montagne » (ibidem, p. 344).

Thangka de Milarepa, Bouthan (source Wikipédia)
Un autre mode de figuration consiste à représenter les correspondances entre microcosme et macrocosme, comme la personne humaine représentée tel un monde en miniature dans Le Corps zodiacal, attribué à l’un des frères Limbourg dans Les Très Riches Heures du duc de Berry (Europe, XVe siècle), ou dans des figurations du corps tantrique (Inde). Dans un exemple similaire (L’homme microcosme, enluminure européenne du XIIe siècle) Descola écrit que c’est « l’homme dans son degré le plus élevé d’accomplissement corporel tel que Dieu fait chair en offre le modèle » (ibidem, p. 361), ce que l’on retrouve mutatis mutandis dans la figuration de l’homme tantrique qui est « une cosmisation du corps ». C’est par ailleurs en Inde que le système minutieusement subdivisé des varnas (castes) constitue le corps social tel un cosmogramme relié et hiérarchisé.
Dans toutes ces figurations, « le monde d’en haut » représente le séjour des dieux mais également l’origine des humains (ibidem, p. 368) ou de sa généalogie (voir les « cannes généalogiques » du Pacifique). L’origine et la perfection se trouvent dès lors dans le passé, ainsi que en dehors du collectif actuel (hétéronomie). Quant à l’humain, il constitue le niveau effectif ou potentiel le plus élevé du cosmos, sous la dépendance du divin ou de ce qui en tient lieu dans les civilisations concernées. Quant à la peinture de paysage chinoise (inspirant la modalité japonaise, ainsi que le jardin), elle est très différente de celle du paysage occidental, car il s’agit de monde en miniature ayant un idéal métaphysique : « Dépeindre « la montagne et l’eau » (shan-shui), ainsi que l’on désigne le paysage, c’est donner à voir le réseau des correspondances entre l’homme et l’univers » (ibidem, p. 377). Entre l’espèce humaine et l’univers sous le Ciel, il y a les « dix mille êtres » du taoïsme.

Xu Daoning, Chanson nocturne des pêcheurs, Chine vers 1050 (source Wikipédia)
Nous retrouvons un anthropocentrisme, variable dans ses expressions suivant les civilisations, et une orientation du temps vers le passé. Dans le cas de l’Europe, la remise en question de cette orientation a été documentée par de nombreux auteurs, dont Marcel Gauchet et Joel Mokyr, dont nous avons recensé La culture de la croissance (2019).
Objectiver le monde, peindre l’individu, chosifier la subjectivité
À l’opposé de l’animisme, nous l’avons vu, le naturalisme distingue les humains des non-humains par leur esprit, dont ils seraient seuls pourvus, et non par leur corps qui est constitué de la même matière que celui des autres êtres[4]. Ce qui va conduire la figuration naturaliste, née deux siècles avant sa théorisation philosophique et scientifique, à objectiver les objets vivants ou non-vivants du monde et peindre les singularités des individus, leur subjectivité. Pour Descola, Dürer « est aux avant-postes de la révolution ontologique du naturalisme, avec ses portraits, ses figurations de paysages et d’animaux, son traité sur la perspective lorsqu’il écrit [en 1512] : « La mesure de la terre, de l’eau et des étoiles est devenue intelligible grâce à la peinture » » (ibidem, p. 435).
Ce mouvement d’objectivation du monde au sens littéral – car réduit à l’état d’objets sans intériorité (res extensa de Descartes) – et de singularisation des individus humains pourvus d’une « âme » (res cogitans du même Descartes), va profondément transformer les modes de figuration. Descola fait souvent référence à Tsvetan Todorov et l’on ne peut que recommander les livres du sémiologue sur le sujet, Éloge de l’individu (2000) et Éloge du quotidien (1993). Comme dit plus haut, nous avons abordé cette problématique dans « L’invention du paysage occidental », en nous basant notamment sur Descola et Todorov (mais également Marcel Gauchet, auteur du Désenchantement du monde).
Plutôt que de nous étendre à nouveau sur ce sujet, nous allons nous centrer sur la temporalité propre au naturalisme, telle que Descola la théorise dans Les Formes du visible à partir du thème de l’Incarnation. L’ontologie naturaliste est en effet née dans une Europe chrétienne, une religion dont la singularité est d’avoir proclamé que le Dieu du monothéisme abrahamique s’était fait homme. Descola établit un lien entre l’Incarnation et la temporalité orientée vers le futur, alors que les autres ontologies paraissent comme privées d’historicité pour l’anthropologue. Descola précise cependant que la documentation sur les autres ontologies, archipels de sociétés sans écriture et sans livres d’histoire, est « très lacunaire » pour permettre de « retracer leur déploiement chronologique » (ibidem, p. 603), . C’est moins le cas pour l’analogisme, mais, si nous l’avons bien lu, il ne traite pas de l’évolution historique de ses figurations – sinon à propos du « basculement » vers le naturalisme en Europe dans des représentations « bien avant que d’être systématisé dans le discours ». Les deux modes de figuration seront d’ailleurs présents dans le même ouvrage, les Très Riches Heures du duc de Berry des frères de Limbourg (début du XVe siècle).
Descola dit d’entrée de jeu dans le chapitre consacré à la figuration naturaliste que son lien au christianisme est paradoxal : « Ce n’est pas le moindre des paradoxes du naturalisme qu’une ontologie dans laquelle ont pris racine au cours des trois derniers siècles toutes les interprétations matérialistes du monde ait pu devoir une partie de sa genèse à la foi chrétienne » (ibidem, p. 461). Paradoxe qui, à notre sens, trouve son explication dans la conception du christianisme comme « religion de la sortie de la religion » longuement analysée par Gauchet dans Le désenchantement du monde (1985), mais que Descola ne mentionne jamais (l’inverse est aussi vrai, à notre connaissance), même pas en bibliographie. Ajoutons que quelques pages plus loin, l’auteur cite ce propos de l’historien de l’art Meyer Shapiro au sujet d’un tableau considéré comme majeur dans la naissance de la figuration naturaliste, l’Annonciation de Robert Campin (1425-1428) : « l’art nouveau apparaît comme un champ de bataille latent entre les conceptions religieuses, les nouvelles valeurs profanes et les désirs souterrains des hommes devenus plus conscients d’eux-mêmes » (ibidem, p. 471).

Joachim Patinir, Paysage avec extase de sainte Marie-Madeleine (source Wikipédia)
Un des premiers paysages peints (outre des dessins de Dürer, qui ne sont que des esquisses) dans lequel la scène religieuse a quasiment disparu est L’extase de sainte Marie-Madeleine de Joachim Patinir (1512-1515). Comme le remarque Alain Roger dans son Court traité du paysage (1997) « On la cherche en vain, et qu’importe après tout, puisqu’elle est en extase, donc ailleurs, ou partout, exit Marie-Madeleine, le paysage est né. » On se dirige vers la figuration d’un monde entièrement immanent, vu par le seul regard de l’observateur après celui du peintre au centre focal de la perspective. Ce seront les peintres de Hollande du XVIIe siècle, avec notamment leurs « natures mortes » (stilleven, vie immobile), qui feront de la vie quotidienne (Todorov, 1993) un sujet à la place des scènes sacrées ou héroïques. Même le sujet humain est dissous dans l’immanence des choses. « Sous le pinceau des artistes hollandais, l’âme immortelle héritée de la Genèse s’est séparée de son modèle transcendant et a commencé d’emprunter le long chemin qui la rendra de plus en plus inféodée aux déterminations du monde physique » (ibidem, p. 513, nous soulignons).
« Le long chemin », voilà qui semble bien être celui de l’histoire, vue comme une conséquence de l’ontologie naturaliste, car, écrit Descola, « une contradiction initiale du naturalisme lui imprime un élan temporel orienté que les autres ontologies paraissent ignorer, si l’on en juge du moins par la documentation très lacunaire qui permet de retracer leur déploiement chronologique » (ibidem, p.603, nous soulignons). Quel est cet élan temporel ? Tout d’abord, délesté de la transcendance, il est orienté vers un futur construit par les humains devenus « maîtres de la nature » chosifiée (res extensa), avec les conséquences que nous connaissons maintenant – mieux qu’à la Renaissance. Mais ensuite, il est porté par une sorte de « pente fatale » à également chosifier la subjectivité humaine (res cogitans), ce qui constitue sa « contradiction initiale ». En effet, le mouvement qui le porte implique également de « réduire le moral au physique », d’objectiver la subjectivité humaine. En bref : la modernité chosifie le monde, mais aussi l’âme humaine.
C’est ce que l’anthropologue va illustrer avec l’évolution historique de la figuration naturaliste jusqu’à l’art contemporain (notamment Joseph Beuys) qui décompose la représentation des objets du monde, déconstruit de plus en plus le sujet humain, cela en passant par Mondrian, l’art abstrait, Rothko, Pollock, Dali, Soulages ou Tàpies. Ainsi que l’imagerie cérébrale, la Tomographie par émission de positons. Nous ne pouvons évidemment pas détailler cette analyse très nourrie, notre article ayant déjà largement dépassé les limites du raisonnable.

Piet Mondrian, Stilleven met gemberpot II, 1912 (source Wikipédia)
Demeure un point, celui de l’anthropologue « éco-politique » et du mouvement dans lequel il s’inscrit ou parfois précède et inspire en France. Celui-ci se caractérise par une critique quelquefois très rude du naturalisme et, par là, de la modernité occidentale. Il s’agit au fond d’une extension de l’idéologie décoloniale aux existants non-humains[5], que nous avons déjà vue à l’œuvre chez Nastassja Martin, notamment dans sa thèse passionnante dirigée par Descola, publiée sous le titre Les âmes sauvages, ou chez Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant. Soulignons par ailleurs que cette position critique est le fait d’un anthropologue qui est issu du naturalisme, comme d’autres auteurs qui appartiennent à la mouvance éco-philosophique. Ces derniers sont souvent inspirés par les dernières avancées scientifiques. Ce qui est frappant chez Descola, outre la question de l’anthropocentrisme et de l’absence d’un régime temporel orienté dans les trois autres régimes ontologiques, c’est que sa critique ne semble (si nous l’avons bien lu) être adressée qu’au seul naturalisme des Modernes et ne pas concerner les autres ontologies. S’agirait-il du sanglot de l’homme naturaliste ?
Ceci se joint au fait troublant, déjà affirmé dans Par-delà nature et culture, que l’anthropologue définit des ontologies, des « principes de mondiation » structuraux, mais qu’il ne dégage ou ne pose pas l’hypothèse d’un mécanisme intelligible d’évolution entre elles, même pas dans le passage très documenté de l’analogisme au naturalisme. Certes, il détaille précisément ce basculement, comme d’autres avant lui (dont Todorov), mais ne semble pas lui trouver une logique, un « sens historique », hors celle du paradoxe chrétien et de l’Incarnation (ce qui n’est pas rien). La même remarque vaut bien entendu pour le basculement endogène entre autres ontologies, notamment de l’animisme ou du totémisme vers l’analogisme, hors situation coloniale sinon de perméabilité diffusioniste. Ce sujet nous semble mériter un article séparé, car nous sommes arrivés au bout de nos ressources et sans doute de celle des lecteurs. À bientôt sur ce sujet, donc, d’une vivante actualité intellectuelle et écologique.
Bernard De Backer, novembre 2021
Addendum. Nous avons fini par trouver une référence à Marcel Gauchet dans « l’Essai bibliographique » des Lances du crépuscule, p. 464 et 465 : « Les développements sur Nunkui, la maîtrise mythique des jardins, souligne, contre les théories de la transcendance des religions primitives (par exemple, Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, mais aussi les missionaires salésiens), que les héros de la mythologie jivaro sont immanents au monde, qu’ils se distinguent peu des hommes et ne sont ni extérieurs ni supérieurs à eux. Ce trait est probablement caractéristique de tous les polythéismes, comme le suggère Marc Augé dans son Génie du paganisme, Paris, Gallimard, 1982. » Il est également question de Pierre Clastres (p. 467) et de Louis Dumont (p. 473) dans la même partie du livre de Descola. Nous attendons avec intérêt une éventuelle analyse de Marcel Gauchet sur ce point, ainsi que sur l’égalité et l’individualisme chez les Achuar. En ce qui concerne l’égalité, soulignons qu’elle ne concerne que les hommes entre eux, et pas les hommes et les femmes – dans ces collectifs très marqués par la domination (et la violence) masculine.
Complément du 6 janvier 2023. Qui a inventé la nature ? Les idées larges avec Philippe Descola, interview sur Arte.
Complément du 13 novembre 2022. L’art des cavernes enfin décrypté ? « Les paramètres convergent vers un mythe originel, celui de l’émergence primordiale ». Qu’est-ce qui a conduit les hommes préhistoriques à se risquer au fond des grottes pour en peindre les parois ? Le mythologue et préhistorien Jean-Loïc Le Quellec tente depuis des dizaines d’années d’élucider cette question », Le Monde du 13 novembre. Extrait : « Pour ma part, j’avance que la mythologie motivant l’art pariétal était probablement de type animiste, c’est-à-dire nourrie par une conception selon laquelle les êtres humains et animaux procèdent d’une continuité intérieure, ontologique, par-delà leur aspect extérieur divergent – ce qui diffère de notre culture occidentale « naturaliste », considérant animaux et humains comme radicalement différents. Cette piste, qui reste de l’ordre de l’hypothèse car il est difficile de faire une démonstration dans ce domaine, m’est inspirée par une série d’indices, dont des traitements spéciaux réservés aux ossements des grands gibiers, particulièrement aux crânes, signalant une attention spéciale pour cette partie du corps où siège l’intentionnalité. » (Jean-Loïc Le Quellec ). Commentaire : il pourrait tout aussi bien s’agir d’une ontologie totémiste dans laquelle « les êtres sont souvent représentés seuls et immobiles, « une totalité sans défauts, imperméable aux altérations du temps », « un paquet d’attributs sans âge » (Descola) ». Les animaux et humains de l’art pariétal sont seuls, mais cependant pas toujours immobiles.
Complément du 6 décembre 2021. Before Time Began. Art aborigène d’Australie, au Musées royaux d’Art et d’Histoire du Cinquantenaire. La conception de l’exposition est l’oeuvre de la Fondation Opale en Suisse, centrée sur l’art contemporain. Une exposition très belle, bien mise en scène, mais d’une certaine faiblesse scientifique sur le plan du sens des images et de leur « fabrique » dans le cadre de la cosmologie des Aborigènes. Le mot totémisme, si nous avons bien lu, n’est pas utilisé une seule fois. Par ailleurs, qualifier d’Art contemporain les productions artistiques de créateurs actuels issus des communautés autochtones d’Australie nous semble un peu trompeur. Il est peut-être utile de rappeler que la notion d’art est récente et d’origine occidentale (et donc sans doute abusif de parler d’Art aborigène, contemporain ou non). L’art contemporain, bien évidemment, est une notion hyper-moderne très éloignée de la culture des populations autochtones d’Australie. Enfin, on sent la prégance d’un discours décolonial un peu irénique, du « décolonial washing » de la part d’une fondation helvétique sans doute prospère. Il ne nous semble pas nécessaire de verser dans cette vision rousseauiste pour dénoncer les crimes du colonialisme anglais en Australie. Il est, de ce point de vue, cocasse de voir la vidéo des deux groupes (masculin et féminin) d’artistes âgés, travaillant à une oeuvre collective (superbe), aidés en coulisse par de jeunes accompagnateurs blancs.
Complément du 12 novembre 2021. Les racines chrétiennes de la crise écologique, par Youness Bousena, Le Monde du 12 novembre 2021. « Le christianisme nous aurait-il coupés de la nature ? Le débat est vif depuis que l’interprétation occidentale de cette religion a été dénoncée, dans les années 1960, comme la « matrice » la modernité et de l’exploitation brutale des ressources de la planète. »
P.-S. Sur le thème de l’écologie profonde et de la « pensée décoloniale », nous avons eu récemment connaissance de la sortie du livre de Ghassan Hage, titré Le Loup et le Musulman. L’islamophobie et le désastre écologique, Wildprojekt, 2021. L’ouvrage est préfacé par Baptise Morizot. Comme écrit dans la présentation du livre : « Dans un monde régi par la domestication, le loup et le musulman apparaissent comme deux grandes figures fantasmatiques menaçant la « civilisation ». Ils ne respectent pas les frontières nationales, qui garantissent le maintien de l’ordre colonial. » Nous sommes décidément bien loin du slogan « Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes » de notre jeunesse étudiante gauchiste, encore tout empreinte de naturalisme et dans lequel les animaux signifiaient la « bêtise », la crainte instinctive infondée, le réflexe pavlovien. Ici, c’est le musulman qui est identifié au loup menaçant la civilisation, réunis dans le fantasme colonial des Européens qui, eux, font la bête si l’on peut dire.
P.-S. 2 À la relecture des deux livres majeurs de Descola, il nous semble que le totémisme est « premier » par rapport à l’animisme. Il est d’ailleurs présent dans beaucoup moins de collectifs que l’animisme, cela essentiellement chez les Aborigènes d’Australie. Par ailleurs, il y a selon notre connaissance qu’un seul exemple de « transition » vers l’analogisme, longuement détaillé dans le chapitre « Histoires de structures » de Par-delà nature et culture (p. 497-531), et il concerne des collectifs animistes, pas totémistes. Mais la rencontre de l’animisme comme ontologie « inverse » du naturalisme fut l’expérience première de Descola, lors de son « terrain » chez les Achuars. Il s’agit également d’une ontologie qui contraste fortement avec le naturalisme, d’où sa position première dans les livres de l’anthropologue.
[1] « Je dirais que les sociétés qu’étudie l’ethnologue, comparées à notre grande, à nos grandes sociétés modernes, sont un peu comme des sociétés “froides ” par rapport à des sociétés “ chaudes ”, comme des horloges par rapport à des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent “ entropie ”, et qui ont une tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progrès. » (G. Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, 1959).
[2] Julien Gracq l’évoque dans Les terres du couchant : « On eût dit que soudain la Route ensauvagée, crépue d’herbe, avec ses pavés sombres sous les orties, les épines noires, les prunelliers, mêlait les temps plutôt qu’elle ne traversait le pays, et que peut-être elle allait déboucher, dans le clair-obscur du hallier qui sentait le poil mouillé et l’herbe fraîche, sur une de ces clairières où les bêtes parlaient aux hommes. »
[3] Nous avons eu l’occasion de voir une de ses mesas péruviennes dans un musée de Louvain-la-Neuve en Belgique. Elle faisait partie de la collection d’un psychanalyste voyageur, ce qui nous a fait dire qu’il y manquait une photo de Lacan, suscitant des éclats de rire chez un de ses collègues. Mais la remarque n’était pas si incongrue, cette mesa comportant, outre des divinités précolombiennes, des statuettes de vierges et de saints chrétiens, tout comme celle figurant dans le livre de Descola (p. 346) contient un crucifix en son centre, ce que l’anthropologue ne mentionne curieusement pas.
[4] Ce qu’exprime joliment Descola : « Constater que les humains parlent, que leurs messages sont plus divers que le chant des oiseaux ou les hurlements des loups, que leur conscience d’eux-mêmes est peut-être mieux assurée que celle d’une aubépine ou d’un nuage ; mais ne pas manquer de s’apercevoir également que, comme les animaux, il leur faut boire et manger pour vivre, et copuler pour survivre, que leur trajectoire lorsqu’ils chutent est aussi prévisible que celle d’une pierre et que leur chair morte se transforme en humus ; toutes ces évidences banales qui s’imposent au coup par coup deviennent, lorsqu’elles sont alignées de façon méthodique et transformées en système, l’armature d’une ontologie originale que personne n’avait imaginée avant que les Modernes n’en explicitent les principes » (ibidem, p. 433).
[5] Dans un numéro récent de la revue belge Imagine (2020) dans lequel il était longuement interviewé, Philippe Descola se demandait comment « décoloniser la pensée et sortir du naturalisme ? »
Références
Descola Philippe, La Nature domestique : symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, publication par la Fondation Singer-Polignac, Paris : éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986
Descola Philippe, Les lances du crépuscule, Plon, Terre humaine, 1993
Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005
Descola Philippe, (dir.) La fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Somogy-Quai Branly, 2010.
Descola Philippe, L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, éditions Quae, 2011
Descola Philippe : « Il faut combattre l’anthropocentrisme », Ysbek & Rica, janvier 2020
Descola Philippe, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Seuil, 2021
Gauchet Marcel, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985
Mokyr Joel, La culture de la croissance, Gallimard, 2019
Revue Imagine, « Philippe Descola, savant terrestre », interview dans le numéro de juin-juilliet 2020. Un numéro portant par ailleurs en couverture « Retour à la nature », comme à contre-Descola. Notons que dans la bibliographie de l’anthropologue établie sur une page d’Imagine, son livre majeur Par-delà nature et culture n’est pas mentionné. Nous l’avons signalé à la revue, sans recevoir de réaction.
Roger Alain, Court traité du paysage, Gallimard, 1997
Todorov Tsvetan, Éloge du quotidien : essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Paris, Éditions Adam Biro, 1993 (republié en poche dans la collection « Point essais »)
Todorov Tsvetan, Éloge de l’individu. Essai sur la peinture flamande de la Renaissance, Éditions Adam Biro, 2000 (republié en poche dans la collection « Point essais »)
Sujets apparentés sur Routes et déroutes (ressources et liens associés)
La culture de la croissance, octobre 2021
L’écosophie pistée, décembre 2020
Une anthropologue fauve, février 2020
L’arbre qui cache la forêt, novembre 2019
L’invention du paysage occidental, avril 2019
Mondialisation, virus et anticorps, La Revue nouvelle, janvier 2016
Bienvenue dans l’Anthropocène, La Revue nouvelle, édito octobre 2013
Par-delà nature et culture, La Revue nouvelle et Etopia, juillet 2012
Un autre thème sur Routes et déroutes, mais qui nous semble lié
Freud et la crise du monde moderne, mai 2021
Du Divin au divan, juin 2021
Merci, cher Bernard. Ton travail en encouragera certains à lire l’ouvrage et d’autres seront, à bon droit, satisfaits de cette économie de lecture que tu leur procures.
Quelques observations : je serais fort intéressé, lorsque nous nous verrons, que tu m’en dises plus avec le passage suivant : « De manière instructive, il y distingue la perspective figurative liée à l’orthodoxie à partir du théologien russe Paul Florensky (admiré de Lénine, puis exécuté lors des purges de 1937) », relativement à la signification théologique de l’icône. Comment la caractériser selon les 4 ontologies?
Il en va de même pour cette galaxie qui comporte Martin, Deprest, Plumwood, Morizot, voire même, elle est prudente, la philosophe Corine Pelluchon. Sont-ce là des nouveaux totémistes? ou comme la philosophe Corinne Pelluchon situés sur la ligne de crète entre totémisme et naturalisme? L’analyse que tu proposes est très nourricière face au débat qui s’institue à Bruxelles relatif à l’étourdissement préalable avant l’abattage des ovins et d’une manière générale relative au carnisme versus végétarisme.
Ta critique est des plus intéressante relativement à la mise en histoire et ce que Descola appelle des points de basculement. Si la philosophie cartésienne, notamment, caractérise « l’aboutissement naturaliste », n’est-ce pas le totémisme qui caractériserait, selon Gauchet, la fin de l’hétéronomie? Un athéisme tranquille qui perçoit seulement des différences de niveau de conscience, de temporalité entre une amibe, un grand singe et un être humain? Nous serions tous dans le même bain et les catastrophes écologiques seraient légitimées par la transcendance naturaliste?
Merci, pour ce cadeau.
Pierre Ansay
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Cher Pierre, merci pour ta lecture attentive et tes questions ou remarques. Pour ce qui concerne Lénine, je n’ai fait que pointer cette référence curieuse dans le livre de Descola (un ancien léniniste !). Il est clair que l’ontologie de la Russie tsariste était analogique comme celle de l’Europe prémoderne. Il faudrait entrer dans les détails de cette histoire pour y voir plus clair. Cela concerne en tout cas la perspective, centrée sur l’oeil individuel du peintre et de celui qui regarde le tableau dans le naturalisme, alors que la perspective des icônes orthodoxes est centrée sur Dieu et sur « le tout » relié, ce qui semble davantage faire sens pour Lénine, du moins en ce qui concerne « le tout relié ». Les auteurs que tu cites, et dont je connais certains, ne me paraissent pas du tout totémistes, mais penchent au contraire du côté d’un certain néo-animisme tout en demeurant, j’en suis certain, très naturalistes ! Des auteurs comme Morizot ou Deprest se fondent sur la science contemporaine du vivant, notamment l’éthologie, et Morizot fait l’éloge d’Internet dans le livre que j’ai recensé. Je ne connais pas Corinne Pelluchon. Enfin, je doute que Gauchet considère le totémisme comme « la fin de l’héteronomie » ! D’autant que, comme je l’écris, le totémisme est hétéronome, tout comme l’animisme et l’analogisme. Enfin, n’oublions pas que des catastrophes écologiques ont également été provoquées par des peuples animistes, comme le rappelle Martin dans Les âmes sauvages, certes à un niveau moins global…
P.S. Je ne crois pas du tout que le totémisme ait quoi que ce soit à voir avec « la fin de l’hétéronomie » chez Gauchet. Il ne fait aucun doute, pour lui, que nous sommes sortis de la « structuration sociale hétéronome » (en Europe occidentale, s’entend) depuis les annnées 1970. C’est le sujet de son dernier grand livre Le nouveau monde (2017) qui clôt son Avènement de la démocratie en quatre volumes. Par ailleurs, ni les concepts, ni la périodisation, ni la temporalité ni – surtout – les espaces concernés ne sont les mêms. L’oeuvre de Gauchet est centrée sur l’Europe, sur la question de « la sortie de la religion » et de l’avènement concomitant de la modernité et de la démocratie. Celle de Descola, en bon anthropologue, concerne l’humanité entière et ses « ontologies », ses perceptions structurales des humains et non-humains. Les deux se recouvrent très peu et, à ma connaissance, ne se citent jamais…
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