Ambivalences de l’exil

Viorne rouge
(source Wikipédia en langue ukrainienne)

Dérobées à leur vue par un long couloir, ils avaient entendu leurs voix et reconnu leur langue avant de découvrir leurs visages. Elles parlaient russe et venaient d’Ukraine orientale. Une mère et sa petite fille, qui avaient déjà un long parcours d’exil derrière elles : de leur ville lointaine vers le nord de l’Europe, et puis de là-haut vers Bruxelles. Après ce qu’elle avait enduré pendant des semaines, la mère semblait sur ses gardes. Elle leur racontera plus tard que du fond des caves de leur immeuble bombardé – partagées avec des voisins terrorisés, certains ivres –, elles avaient vu passer les chars russes à quelques mètres. La mère et la fille choisirent rapidement de s’abriter dans une autre cave, plus sûre, sous l’école. Puis la ville fut reprise par l’armée ukrainienne et elles décidèrent de partir dans un autocar bondé de réfugiés. Quelques jours plus tard, elles s’embarquèrent pour un long périple vers la Pologne et l’Allemagne. Les voici donc à Bruxelles, pour un accueil dans la ville…

Oh, dans le pré, la viorne rouge s’est inclinée,
Notre glorieuse Ukraine a une bonne raison d’être triste. Et nous relèverons cette viorne rouge, Et nous soutiendrons notre glorieuse Ukraine, hey, hey ! Et nous relèverons cette viorne rouge, Et nous soutiendrons notre glorieuse Ukraine, hey, hey !

Oi u luzi chervona kalyna, Chant ukrainien

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La petite-fille de l’accueillante, drapée dans un drapeau jaune et bleu en leur honneur, les avait reçues avec des airs d’accordéon. Puis, elle était descendue à la cave avant de remonter les mains chargées de costumes de princesse et de fée. Les deux fillettes se déguisèrent. La maison fut bientôt remplie de cris et de danses virevoltantes. La jeune mère se détendit et sourit. Ils mangèrent dans le jardin et elle but volontiers du champagne : « pour soigner mon âme » comme elle leur disait. Elle ne refusa pas les verres suivants. Eux non plus.

L’accueillant connaissait vaguement leur ville pour l’avoir traversée en train sur la route vers Donetsk, sans savoir que l’armée russe ferait un jour le chemin inverse. Il se souvenait des vastes steppes, de larges fleuves, d’usines et d’une statue de soldat héroïque. Kharkiv, où il avait passé quelques jours, lui était plus familière. Il avait un peu honte à le lui dire : de sa ville, il n’avait vu que la gare et le pont sur une rivière. Oksana aimait l’eau, la mer, plonger, rouler à vélo, camper.

Tout cela était loin, elle avait changé de monde, mais avait encore la tête là-bas, où se trouvaient son mari, ses parents, ses grands-parents, ses amis. L’université, les écoles, les plaines de jeux au bord de la rivière… Et bien davantage, qu’ils ne connaîtraient jamais. Les premiers jours, elle a pleuré lorsque son université fut bombardée. Puis, lorsqu’un de ses cousins a été tué au front dans le Donbass. Virtuose du smartphone – sa fille en possédait également un –, Oksana était très bien informée, toujours en contact, traduisait du russe vers l’anglais ou le français en un tournemain. Elle n’avait pas son pareil pour trouver des pharmacies, des médecins, connaître les lignes de tram et de bus, les magasins. Le tout sur des plans de Bruxelles en langue russe.

Rapidement, la confiance venue, elle leur montra des photos de sa ville natale, de la campagne, des champs, des rivières, de ses parents et grands-parents. Puis celles de son mariage, ravissantes et élégantes, très « glamour ». Mais elle leur dit aussi : « Avant que je ne sois enceinte, je travaillais dans une usine, j’y avais des amies, j’aimais cela. Je gagnais ma vie, je sortais. Quand Luba est née, on voulut que je ne travaille plus, que je reste à la maison. Mais nous n’avions pas de maison, nous vivions dans l’appartement de mes beaux-parents. Nous n’avions pas assez d’argent pour avoir notre propre logement. Je ne voyais plus les amis de l’usine, mes amis d’enfance. Vous savez : je me sentais comme dans une cellule. »

Voulait-elle dire cellule de prison ? On ne sait. Oksana était un peu équivoque, déstabilisée, déplacée. Les photos de son mariage étaient joyeuses et amoureuses, son mari leur avait téléphoné pour les remercier. Il n’était pas dans l’armée ou l’action civile, passait ses journées dans l’appartement. Il avait voulu quitter le pays quelques jours avant l’invasion. Mais les infirmières l’avaient testé positif au Covid. Sa femme en avait souffert aussi, quelques mois plus tôt. « Mais, raconte Oksana, les infirmières qui ont testé mon mari avaient l’accent d’Ukraine occidentale. Les gens d’en haut savaient que la guerre allait éclater et il fallait des hommes mobilisables, des gens comme nous. Pendant ce temps, les gens haut placés mettaient leur famille à l’abri. »

La mère et la fille – l’impérieuse Luba qu’ils surnommèrent vite « la Tsarine » – découvrirent la liberté en Belgique. Elles avaient leur propre logement. D’abord un studio, puis, l’année suivante, un petit appartement. Une « chambre avec vue ». Les voisins les avaient rapidement adoptées. Certains parlaient russe ; la fille allait à l’école et apprenait le français rapidement. Elle aimait beaucoup l’école : des copines, des copains, des jeux, des leçons, des stages d’été à la campagne. La petite-fille de l’hôtesse lui donnait des cours de français. Une des voisines avait travaillé en Russie et parlait sa langue. Elle devint copine avec Oksana, complice, confidente. Discrètement, ils en apprenaient beaucoup par elle.

Oksana lui aurait un jour confié qu’elle avait peur que sa fille ne devienne « transgenre » à l’école, que les Européens accueilleraient les femmes ukrainiennes pour leur faire des enfants et éliminer leur culture. Oksana craignait de perdre la sienne, elle se méfiait parfois de cette Europe trop « libérale » qui n’avait pas les mêmes valeurs, et dans laquelle sa fille risquait de se perdre. C’était compréhensible. Mais peu de temps après, voyant que Luba progressait à l’école, elle voulut rester en Belgique jusqu’à ce que sa fille ait terminé l’université. Tant qu’à changer de monde… D’autres enfants en exil fixent ainsi leur mère. Mais cela ne va-t-il pas vider l’Ukraine ?

Oksana trouva rapidement du travail « pour ne plus penser » et suivit des cours de français. Elle faisait des ménages, était mieux payée que dans son pays. Les transports urbains et par chemins de fer étaient gratuits pour elle et sa fille. Sa soif de découvrir le pays était grande : Bruxelles, Anvers, la mer du Nord, les Ardennes… Son mari semblait s’éloigner lentement. Elle ne voulait peut-être pas regagner sa « cellule ». Qui sait ?

Ils leur firent un jour visiter Bruxelles : le Parlement européen, le Palais royal, la Grand-Place, les Galeries de la Reine, le Manneken-Pis, des pralines et l’Atomium – qui eut un grand succès. Elles étaient ravies, sauf Luba qui ne digéra pas bien le chocolat. Oksana leur confia que c’est la première fois qu’elle sortait d’Ukraine, qu’elle n’avait vu Kyiv qu’en voyage scolaire. Quelques semaines plus tard, ils leur faisaient visiter une réserve naturelle. Elle resta à l’écart, son smartphone sonnant tout le temps. Le lendemain, on roule à vélo avec elle vers le quartier européen. Elle avait de la pratique.

Un supermarché a été bombardé dans sa ville : vingt morts. Oksana pleure dans les bras de l’accueillante. Elle a peur pour ses grands-parents, pour ses amis, pour une amie qui est restée dans Kherson. Ils parlent, ils l’écoutent. Puis, Oksana leur fait de la cuisine ukrainienne. Ce borchtch qu’ils aimaient tant, souvenir de Kyiv.

L’été arriva et ils partirent en vacances. Comme beaucoup de Belges accueillant des Ukrainiennes, ils se posaient la question de la maison. Les relations avec Oksana et sa fille étaient très bonnes, la confiance s’était installée. Après quelques hésitations, ils lui confièrent la garde de la place, l’usage du jardin, les petites choses à surveiller, les plantes à arroser, les animaux à nourrir. Elle était ravie. Ils resteraient en contact. Les voisins étaient disponibles en cas de pépin, notamment celle qui parlait russe. Tout se passa bien.

La rentrée scolaire vit Luba retrouver son école chérie, sa mère continua de travailler et de suivre des cours. Noël arriva lentement, avec son arbre et ses cadeaux. Oksana était invitée à décorer le sapin. « Dans la maison ? » Elle était surprise, puis éblouie par les lumières. Mais le feu d’artifice du Nouvel An lui rappela la guerre. Elle eut très peur.

Avec le printemps suivant survint une nouvelle surprenante : son mari arrivait en Belgique accompagnant un parent malade, dont il avait la garde. La voisine russophone leur dit qu’Oksana avait noué des relations amicales à Bruxelles. Ils virent le mari une fois. Un homme affable qui les remercia encore. Puis il s’en alla vers une maison d’accueil loin de Bruxelles. Le couple prenait peut-être ses distances. Ils ne savaient ce qui s’était passé entre eux. Ce n’étaient pas leurs affaires. Oksana semblait émancipée et déménaga bientôt avec sa fille dans l’appartement. Ils se dirent à mots couverts, presque gênés : « L’invasion russe l’aurait-elle peut-être libérée de quelque chose ? Sa fille sera peut-être une étudiante brillante, parlant le français et le russe. Et sans doute pas transgenre. »

 Bernard De Backer, décembre 2023

L’Ukraine sur Routes et déroutes

Carte d’Ukraine dessinée par des enfants

5 réflexions sur “Ambivalences de l’exil

  1. Merci Bernard pour tout tes commentaires de voyages …. Je te suis depuis un certain temps déjà ! Meilleurs souvenirs de notre premier voyage ….. Bien à toi !

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    1. Quelle surprise, Freddy ! J’avais bien vu ton nom dans les nouveaux abonnés, mais je pensais à un homonyme quarante ans après. Je me demande comment tu m’as trouvé. Ce premier voyage était en Corse, si je me souviens bien. Je me suis replongé dans cette période il n’y a pas longtemps… et c’est alors que j’ai vu apparaître ton nom.

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