L’infirmière volante

Entre chien et loup
(source Wikipédia)

L’attente fut interminable : de minuit à quatre heures de l’après-midi, sans boire ni manger. Il avait la gorge sèche, le corps tendu, l’esprit anxieux. Ses jambes, surtout ; il pensait les perdre pour toujours, du moins telles qu’elles étaient. Son voisin de chambre qui devait subir la même opération – mais d’un seul côté et par un autre chirurgien – était déjà descendu. Lui attendait. Les minutes s’étiraient, se transformant en secondes de la même durée. Le lit qui partageait la chambre revint après deux heures. Son occupant était réveillé, un peu hilare sous la morphine. Le tour du second tardait ; il pensait déjà à la fatigue de la chirurgienne qui allait mollir son bras, lui faire perdre de la précision, la distraire. Ne valait-il pas mieux remettre l’intervention au lendemain ? Mais il fut enfin descendu. Son lit roulait dans le couloir, prit l’ascenseur, entra dans une grande salle s’ouvrant derrière des battants beiges.

À M. S. avec gratitude
En mémoire de mon frère Richard, infirmier, qui fut convalescent dans le même lieu

D’un ouvrage sur les combats de Séoul en septembre 1950, je tire au hasard ce témoignage de Rutherford Poat, alors correspondant de l’agence United Press. Une fillette brûlée par un obus au phosphore s’approche d’un barrage routier tenu par des marines. « Elle était aveugle et on se demandait comment elle vivait encore. (…) Trois autres enfants coréens qui avaient eu plus de chance qu’elle la regardèrent approcher du trottoir contre lequel elle buta. Elle dut s’y reprendre à trois fois pour l’escalader. Les enfants riaient » (Decision in Korea, 1954). Une saynète parmi des milliers d’autres et qui, pour moi, révèle une sorte de mal absolu. Qui a vécu cela, en acteur ou témoin impuissant, ne peut plus se contenter de vivre sans comprendre.

Nicolas Bouvier, Les chemins du Halla San

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La chirurgienne vint vers lui bras ouverts, souriante et sans masque. Elle présenta l’équipe d’un geste de la main : « Ce sont toutes des femmes ! ». Puis ils parlèrent de marche en montagne, du Spiti (elle ne connaissait pas et désirait s’informer), du Mercantour, des Écrins. Elle l’avait bien eu… Son corps fut glissé sur un plateau étroit, qui était recouvert d’une mousse verte. L’anesthésiste avait le regard doux. Elle posa le masque, ajusta des perfusions hors de sa vue. Il s’en alla pour près de trois heures qui durèrent cinq minutes. Le réveil fut étrange.

Il rêva qu’il était à l’hôpital, dans une grande salle ou dans sa chambre. Beaucoup de monde, des instruments, des tuyaux, des lits, des blouses blanches, des mouvements incessants. On s’agitait de partout. Puis le rêve devint subitement une image encadrée d’un épais liseré noir, comme une case de bande dessinée. Elle glissa horizontalement vers la gauche pour laisser place à une autre scène qui, elle, n’était plus encadrée. C’était la salle de réveil, là où il se trouvait réellement.

L’intervention chirurgicale était terminée, il était couché dans son lit. Sans douleurs, sans gênes ; comme dans un monde flottant. Par réflexe ou acquit de conscience, il remua ses doigts de pied. Ils lui obéissaient. Ses jambes étaient toujours reliées à son cerveau, à sa volonté. Le patient était encore entier. Il resta peu de temps dans la salle de réveil. Le plus dur allait commencer, mais pas du côté qu’il craignait.

De retour dans sa chambre à la tombée de la nuit, il vit que son amie l’attendait, souriante. Il n’avait pas mal, rien qu’une chaleur autour des deux nouvelles hanches. On lui avait mis un patch de morphine, mais il ne souffrit pas davantage lorsque l’infirmière le lui enleva. Un médecin lui demanda de signer un document pour autoriser l’utilisation des os qui venaient de lui être enlevés. Il cédait pour la première fois de sa vie une partie de son corps « à la science », à des fins qui lui étaient précisées.

L’épreuve qu’il avait oublié d’anticiper – mais déjà vécue naguère lors d’une nuit d’hôpital – vint lorsqu’on lui demanda d’uriner. Rien ne vint, et pas davantage le lendemain. Il savait ce qui l’attendait, et c’est par là que le mal s’infiltra en lui. C’est avec un tuyau entre les jambes qu’il fut conduit quelques jours plus tard dans un centre de convalescence près d’une ville d’eau. Il était vêtu d’un peignoir blanc gaufré de chez Ikea, trimbalant un sac à dos et une valise sur roulettes datant de ses voyages dans l’Archipel.

Le bâtiment était bichrome, géométrique et moderne, entouré d’un vaste parc arboré. Mais il découvrit avec effroi que les résidents étaient ceux d’une maison de repos. Des personnes âgées en chaise roulante ou déambulateur, parfois un bras en bandoulière, le dos soutenu par un corset, un pied plâtré – certaines le visage hagard ou tacheté, le parler lent ou bafouillant, les gestes tremblants. Il ne s’attendait pas à cela, ayant imaginé des convalescents de plusieurs générations, des jeunes sportifs aux personnes âgées. Il fut assis dans une chaise roulante pour la première fois de sa vie, ses bagages déposés sur une charrette. Ils descendirent à l’étage inférieur : le moins un.

Sa chambre était au bout d’un long couloir, aux portes garnies d’une étiquette nominative. Le décor était propre et net, mais ressemblait à celui d’un hôpital ou d’un home. Ils entrèrent dans sa pièce, un espace très petit mais fonctionnel. Son lit était parallèle à la salle de bain où se trouvait aussi la toilette. Le tout séparé d’un rideau léger. Face au lit, un grand écran de télévision hypnotisant, un fauteuil et une chaise coinçant une table sous l’écran. Une armoire fermée par un volet coulissant accueillait ses vêtements et sa valise. Ils mangèrent un gratin aux champignons un peu brûlé, coincés entre table et télévision.

C’est ici qu’il allait vivre six semaines – moins une. Il se mit difficilement debout à l’aide de ses béquilles, en tenant sa poche urinaire des doigts (son entravement accentuait sa dépendance), aida au rangement des vêtements, examina les lieux. « C’est bien plus petit que ce que j’avais imaginé ; heureusement, il y a une vue en contreplongée vers les arbres au-delà du parking pour les livraisons ». Il était relégué dans une cave.

Une de ses premières nuits, il souffrit du sifflement continu de ses acouphènes et de tachycardie, parfois d’éclats stroboscopiques dans les yeux. Il avait longuement lu la presse sur son smartphone, était hanté par le pogrom du Hamas, les bombardements des hôpitaux de Gaza, les soldats ukrainiens dans la boue, le froid et la neige. La cruauté des terroristes se revendiquant d’Allah, qui commençaient à filtrer des témoignages, le pétrifia sur son lit. Elle faisait remonter par son corps affaibli une ancienne prise de conscience du mal absolu qu’il avait déjà croisé une nuit dans sa vie : le bourreau riant de manière sardonique en torturant sa victime, ou les enfants coréens se moquant de la fillette aveuglée dans le récit de Bouvier. Ce regard abject ou ces rires sans visage seraient leur dernière vision du monde humain.

Sa faiblesse, des nouvelles redoutées de son domicile en copropriété et sa déréliction – il se sentit abandonné, voire trahi, par nombre de ses proches, séparés par la distance ou l’indifférence – le rendaient perméable à toutes les horreurs décrites sous ses yeux, et plus globalement à la face tragique du monde. Le convalescent de la chambre 411 s’éprouva dans une sorte de « zone de mort » décrite par le sociologue Paul Yonnet à la fin de sa vie. Il y est confronté à « une vérité abrupte qui s’adresse à tous », mais qui nous demeure voilée ou que nous dénions pour supporter l’existence.

Zone de mort, le livre posthume du sociologue et alpiniste Paul Yonnet
(source Stock)

Cette nuit-là, il fit défiler toute sa vie – à moins que ce soit elle qui ne se soit imposée à lui – dans une sorte de demi-conscience sans issue. Il lui était impossible de remonter le temps et de choisir une autre bifurcation, et même s’il le pouvait, elle aurait peut-être conduit aux mêmes impasses, inscrite dans son destin. Ce collier de fer.

Comme écrit Yonnet (2017, nous soulignons), « La maladie vous détruit l’âme avant qu’elle s’attaque au corps [elle est d’abord] cette menace qui vous empêche de vivre, qui vous retire déjà de la vie, qui vous fait vivre en avant des autres, dans une zone inconnue de la société dont vous êtes, dont vous n’êtes déjà plus. »

Le seul gain de cette sensibilité exacerbée – davantage induite par son expérience de vie que par son corps qui n’était pas dans une situation létale – était sa conscience aiguë de la souffrance de ses semblables que l’actualité lui prodiguait. Un voile s’était levé sur une part obscure et souveraine du réel. Il ne sait plus ce qui se passa ensuite, sinon une nuit hachée, avec une triple dose de somnifères – comme « la nuit du Stilnox » d’Yonnet – et la découverte d’une incisive branlante. Il finit par se retrouver seul le lendemain, bien que très entouré. Un peu trop parfois, notamment lors des repas. Il lui semblait que l’horreur s’y poursuivait de manière feutrée, insidieuse, voilée.

On ne choisit pas sa table et ses commensaux dans ce centre de convalescence. Le nouveau venu claudiquant ignorait qui était le chef d’orchestre de ce « placement ». Il se trouva la première fois face à deux hommes avec lesquels il tenta poliment de converser. Le premier, un ancien ouvrier dans une verrerie, lui dit d’entrée de jeu qu’il ne voulait pas être appelé « monsieur » depuis qu’il avait entendu dire « monsieur Dutroux » dans les médias. Va donc pour le prénom. Le second, qui n’était heureusement pas en face de lui, était un ancien sous-chef de gare hilare qui parlait en mangeant goulûment, projetant des morceaux de nourriture à la ronde. Son séjour allait lui apprendre, une fois de plus, que les relations entre les humains n’étaient pas qu’affaire de psychologie et d’individualités. Mais aussi de codes culturels et sociaux.

Son esprit et son corps s’angoissaient à l’idée de se trouver face à eux, et cela trois fois par jour et pendant des semaines. Il tenta de converser avec ses voisins de table, de connaître leurs histoires en sociologue attentif et curieux. Mais ce fut une conversation lassante à sens unique (sans doute aussi pour des raisons « de classe »), qu’il regrettera plus tard d’avoir amorcée. Son vis-à-vis racontait sans fin la mort soudaine de sa femme, son ancien travail ou son amour immodéré des laitages, le tout en le fixant dans les yeux avec beaucoup d’insistance, sans le laisser manger à sa guise pour se reposer un peu.

Heureusement, un biologiste ancien colonial se trouvait à une table voisine. Ils échangèrent sur Darwin par-dessus l’espace qui les séparait. Le biologiste était plongé dans sa biographie (le nouveau venu lisait, lui, le journal du Beagle). C’était un universitaire, même s’il n’était pas académique mais travailleur industriel. Plus tard, lors d’une visite de la compagne du nouveau venu – que ce dernier accueillit comme le Messie apparu à sa porte –, il leur raconta diverses expériences sur sa vie au Congo. Comment un de ses amis avait été happé par un crocodile, sans que le biologiste ne s’en rende compte, alors qu’ils nageaient ingénus dans le fleuve ; l’attaque de leur maison au bord du même fleuve par des rebelles sanguinaires lors de l’indépendance ; leur fuite en bateau puis dans un train aux freins dénudés, qu’ils rembourrèrent avec leurs ceintures de cuir.

Fleuve Congo près de Kisangani
(source Wikipédia)

Cela distrayait le prothésé de ses souffrances, modestes au regard de ce qu’il entendait. Mais dans un moment de déprime, après avoir évoqué le pogrom du Hamas (les rebelles semblaient possédés par la même haine) et les crimes de guerre des armées israélienne et russe, le biologiste lui dit que les humains étaient bien pires que les animaux et qu’il regrettait de ne pas avoir rejoint son ami chez les crocodiles du fleuve.

Il était temps d’enlever la sonde selon le médecin du lieu. Cela faisait dix jours qu’il en était affublé, en changeant de poche chaque matin pour moins entraver ses mouvements – il en portait une plus petite sur le mollet droit pour la journée. Une infirmière s’en occupa en un tournemain, puis vint l’épreuve : sa fonction naturelle allait-elle reprendre ? Oui, mais très poussivement en évacuant un liquide trouble. Il était inquiet et avait raison de l’être.

La fièvre survint le surlendemain. D’abord dans le grand et bel espace de la caféteria, inondée de soleil. Il portait sa veste de duvet mais frissonna vivement. Un moment de faiblesse ou une « grippette » pensa-t-il, avant de regagner sa chambre appuyé sur ses béquilles. Couché à nouveau dans son lit, il dut se rendre à l’évidence ;  il avait une forte fièvre. Trente-huit selon l’infirmière, qui en parla au médecin. Cette dernière fit savoir qu’il faudrait se résoudre à l’hospitaliser d’urgence si la fièvre persistait le lendemain.

Elle persista et augmenta même. Une connaissance vivait non loin du centre ; elle s’occupa du transport en voiture vers un petit hôpital de province. Il arriva enfiévré aux urgences, fut à nouveau soumis à l’épreuve de la miction et une jeune infirmière, très revêche, lui plaça une sonde après l’échec. Il revenait à la case départ, mais en pire. Après le scanner et une longue attente, on le conduisit dans sa chambre du département de médecine interne, car il était appelé à rester jusqu’à la maîtrise de l’infection. Il fut accueilli par une aide-soignante sévère qui avait des manières d’adjudant de caserne. Son futur voisin portait un masque à oxygène, les yeux levés vers le plafond. Heureusement, il aimait le silence et ne regardait pas la télévision, une nouvelle fois fixée comme l’œil d’un Big Brother en face des lits.

Il savait par expérience qu’un voisin de chambrée qui regarde la télévision sans écouteurs – encore absents dans certains hôpitaux – est une souffrance supplémentaire parfois insupportable. Paul Yonnet en témoigne en évoquant son voisin de chambre : « En effet, dès le premier soir, après avoir allumé la télévision vers 17:30 h, il entreprit de s’enfiler tous les jeux qui se succèdent jusque 20 heures, puis de continuer au-delà du journal télévisé jusque 22:30h. Le tout, sans respiration, regard vissé sur l’écran, et, bien sûr, fort, très fort, car il était à demi sourd. » (Yonnet, op. cit)

Les jours et les nuits passèrent, entre insomnie, sonde, « perroquet » et béquilles. Son voisin semblait un patient distrait, régulièrement gourmandé pour ne pas « garder son masque » quand il se levait. Un jour le médecin-chef de la section médecin interne décrivit longuement sa situation médicale difficile à très haute voix, la porte de la chambre largement ouverte sur le couloir d’où il parlait à toute vitesse et avec grande précision à une infirmière. Mais l’objet du diagnostic dormait tranquillement, son masque posé sur le visage. Il n’entendait rien.

Il avait un vilain défaut, ce gentil dormeur : il ronflait puissamment la nuit et même la journée. Le sondé avait oublié ses boules Quies lors de son départ précipité, muni d’un simple petit sac à dos ; il en demanda aux infirmières. L’hôpital n’en avait pas et il reçut un substitut totalement inefficace, fait de mousse rosâtre. Il demanda des boules de cire, mais c’était impossible à obtenir. « Il n’y pas moyen d’en acheter à la pharmacie en face de l’hôpital ? », « Non, ce n’est pas prévu par le règlement », « Oui, mais c’est évidemment moi qui règlerai », « Non, voyez avec les bénévoles, mais je ne crois pas qu’ils font cela ; d’ailleurs il n’y en a pas aujourd’hui». Il fallait trouver un autre coursier…

En désespoir de cause, il envoya un message à celle qui l’avait conduit à l’hôpital. Elle connaissait un médecin de la petite ville et le contactait pour acheter des boules Quies. Le toubib déboula dans sa chambre un peu plus tard, brandissant triomphalement la boîte. Un jeune retraité souriant et sportif. Ils se tutoyèrent d’emblée et échangèrent de manière amicale. Le silence de ses futures nuits était sauvé.

Infirmière de nuit
(source
Le Dauphiné)

Mais la fièvre continuait. Associée à la faiblesse et aux entraves de la sonde et des perfusions, elle minait le nouveau patient qui avait du mal à se laver et à se soulager. Un soir au début de la nuit, alors qu’il frissonnait de fièvre et de désespoir, une infirmière rendit visite à leur chambre. Elle devait avoir dans la cinquantaine, portait un nom germanique brodé sur sa blouse blanche. Passant d’un patient à l’autre avec dextérité et précision, n’oubliant rien sur son passage, elle était aussi extraordinairement attentive et bienveillante. Se trouvant en face de lui – c’est alors qu’il put lire son nom –, elle l’écouta avec une attention et une empathie qu’il n’avait jamais rencontrées chez des soignants. Leurs yeux se croisèrent en douceur. Elle parla d’elle-même, de son métier, après qu’il lui eut dit tout le bien qu’il éprouvait de son humanité et de sa maîtrise professionnelle en pleine nuit, puis interrogée sur son origine et sur la difficulté de son travail. « Je suis d’origine allemande, d’Aix-la-Chapelle. J’étais sage-femme avant, mais j’en avais un peu assez des petits enfants. Je suis devenue infirmière. Je fais des remplacements d’un hôpital à l’autre, je suis ce que l’on appelle une infirmière volante. J’aime ce mouvement. »

Il se sentit mieux, physiquement et moralement ; l’infirmière volante l’avait soulagé de deux maux en même temps. Et bien mieux que celles qui l’abreuvaient d’injonctions à la « pensée positive ». Il souriait en la voyant partir pour la chambre voisine, reprit confiance en lui et en l’humanité, avec tous les autres qu’elle représenta cette nuit. La suite fut une longue attente. Le premier antibiotique ne donna pas de résultats et il fallut en essayer un autre. Pendant ce temps, le médecin qui parlait aux portes du couloir lui fit un bref diagnostic, débouchant peut-être sur une autre intervention – qu’il avait lui-même subie, dit-il – pour éviter le gonflement d’un organe bloquant l’urètre. Mais c’était à déterminer plus tard, avec un urologue le mois prochain dans sa ville.

Un autre médecin, nettement plus jeune et à la barbe de trois jours, vint leur rendre visite alors que sa fièvre commençait à décroître – mais pas ses insomnies. Il était très loquace, théâtral, modeste et drôle. Après un résumé des diagnostics à chacun des patients, il parla du sommeil à l’hôpital. « C’est connu, ce n’est pas un lieu où l’on dort bien : on n’est pas chez soi, il y a la maladie, la solitude, les voisins, les infirmières, la nourriture, l’immobilité… Même sans cela, j’en ai beaucoup souffert et j’ai trouvé un truc qui ressemble au « comptage des moutons ». Mais vous comptez ce que vous voulez, ce que vous aimez. Sans regarder votre montre et en oubliant tout le reste. Dans mon cas, j’étais sur une île et je regardais l’eau monter autour de moi. Quand elle arrivait au niveau de mes couilles, je m’endormais. Essayez. »

Bon élève, il essaya en s’imaginant marcher en montagne par un beau ciel d’été, mais ce fut sans grand résultat. Le jeune médecin avait en effet oublié de parler des nombreux réveils de patients en pleine nuit – souvent aveuglés par la lumière ou une petite lampe braquée sur le visage –, lors des changements d’équipe ou des divers actes infirmiers (tension artérielle, rythme cardiaque, changement de perfusions, taux d’oxygène dans le sang…). Même en dormant bien, le patient est réveillé plusieurs fois la nuit ou une ou deux heures avant l’aube, en plein sommeil péniblement acquis. En hiver, il ne restera plus qu’à veiller jusqu’à la montée de la nappe grise, lumière blafarde du jour.

La fièvre avait disparu. Le médecin-chef éloquent et chauve vint lui dire qu’il pouvait partir tout de suite, mais aussi après le week-end s’il le souhaitait ; « Ce serait plus prudent » ajouta-t-il. Le patient choisit la prudence et s’ennuya ferme les samedi et dimanche. L’hôpital était au point mort, il n’y avait presque personne ; beaucoup de chambres étaient fermées. La famille de son voisin vint lui rendre visite le samedi : une femme et deux ados, ces derniers mangeant bruyamment des chips et demandant sans cesse de quitter leur père entre deux bouchées. Leurs conversations étaient d’un ennui puissant : il n’y était question que de nourriture, de voitures et de problèmes d’intendance. Ils étaient pourtant loin d’être démunis, comme il l’apprendra le lendemain. Mais les codes de la conversation n’obéissent pas qu’au capital financier.

Fagnes au couchant
(source Wikipédia)

Il revint enfin au centre de convalescence sur une chaise roulante, hissée avec l’aide d’un treuil à l’arrière d’une petite ambulance pilotée par une jeune femme. Le soleil était rasant et, après un bout d’un circuit automobile qui semblait plaire à la pilote, ils longèrent un angle de fagnes sous un soleil de légende. Il planait dans une rêverie aussi plaisante que douloureuse, comme s’il avait été enlevé à la fin du jour par une fée ambiguë, une « bonne personne » du side comme on dit en Irlande (Bouvier, 1990). De retour dans sa chambre, le convalescent semblait avoir perdu ses repères et il manqua s’évanouir. Le lendemain midi, il demanda de changer de table pour manger en paix, ce qui fut fait. Son ancien commensal, surpris, rôda un temps autour de lui, l’apostrophant l’air étonné et meurtri. Puis il boita vers ses souffrances et sa solitude, cherchant une nouvelle proie.

Il se retrouva à une tablée en compagnie de trois femmes, dont l’une souffrait d’une maladie de la colonne vertébrale, soutenue par un corset. Elle devait se rendre chaque semaine dans un grand hôpital pour subir une chimiothérapie. La dame dormait mal, passait parfois des nuits blanches. Ils croisèrent leurs regards et une légère sympathie se développa lentement entre eux. Elle raconta sa vie de cuisinière dans une petite ville germanophone, la préparation des plats, son usage des deux langues, son nouvel appartement – mais aussi son désespoir. Un matin, elle fut absente. Une autre femme raconta qu’elle avait vu un papier « Covid » affiché sur sa porte. Il ne la revit plus avant son départ.

Quelques jours plus tard, après avoir réussi à remettre en route de manière inespérée ses fonctions naturelles, il sortit de sa chambre et ferma sa porte à clé. Il portait un training noir bouffant – offert par son amie, qui l’approvisionnait judicieusement en vêtements propres – pour la séance de kinésithérapie. Après celle-ci, il se rendit à la caféteria. Tout à coup, il perçut un cliquetis métallique provenant de sa jambe droite. Le bruit se produisit à chaque pas. Il pensa tout de suite à la prothèse de titane, à ses articulations de métal ; il fut gagné par l’angoisse. Pourtant, il ne ressentait aucune douleur, aucune pression interne, aucune gêne. Il finit par enlever sa chaussure droite ; le bruit continua, même lorsqu’il marcha sur ses chaussettes. Il plongea enfin la main dans sa poche du même côté, puis enleva la clé articulée de sa chambre. Le cliquetis cessa, mais le silence tardait.

 Bernard De Backer, Janvier 2024

Addendum. J’ai redécouvert, par hasard, le livre de Thewelheit, Le rire des bourreaux, en remuant ma bibliothèque. Je l’avais lu avec attention en 2019 et je l’avais complètement oublié. Il a sans doute fait son chemin de manière souterraine. Mais son achat et sa lecture, après avoir croisé cet auteur lors de la rédaction d’un article, écrit dans le cadre d’un dossier de La Revue nouvelle consacré à Littell et Degrelle, m’avait sensibilisé à ce thème atroce que j’avais éprouvé personnellement lors d’un de mes voyages au Népal.

P.S. Le narrateur n’a pas évoqué d’autres aspects du centre de convalescence qui pouvaient donner l’impression d’un « couloir de la mort » : notamment les crucifix dans chaque chambre, la chapelle dans son couloir, des dames qui frappaient à la porte pour demander si le patient ne voulait pas s’entretenir avec un prêtre – ce dernier passant régulièrement dans le même couloir avec un ciboire (communion du dimanche ou extrême-onction ?). L’institution étant du pilier catholique, ces faits étaient dans l’ordre des choses, mais néanmoins peu rassurants pour lui.

Complément du 17 janvier 2024. Les 20 jours de Marioupol, un document terrifiant filmé à hauteur de femmes, d’enfants et d’hommes pendant le siège de la ville. En langue russe (il doit exister une autre version en anglais) mais ce documentaire se comprend sans la langue. Ce que j’ai vu de plus réel et de plus terrifiant sur les crimes de guerre russes en Ukraine.

Références

Bouvier Nicolas, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot, 1990.
Birnbaum Jean, « La Traversée des catastrophes. Philosophie pour le meilleur et pour le pire », de Pierre Zaoui : manuel de survie, Le Monde, 28 octobre 2010
Thewelheit Klaus, Le rire des bourreaux. Essai sur le plaisir de tuer, Seuil, 2019
Yonnet Paul, Zones de mort, Stock 2017
(merci à Jean-Marie Lacrosse de m’avoir fait connaître ce livre)

Autre récit hospitalier sur Routes et déroutes

Le silence des organes

Dans la Sint-Lievensmonstertoren de l’église détruite de Zierikzee, Zélande
(photographie de l’auteur, janvier 2024)

8 réflexions sur “L’infirmière volante

  1. Voilà qui me refait vivre une expérience toute récente, toute positive et vécue en paix dans un service hospitalier fait d’humanité, d’écoute, d’explications précises et suffisamment vulgarisées pour être à la hauteur du patient inquiet. Écoute, temps consacré et clarté des explications… trois indispensables médicaments de la trousse de secours de base.

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  2. Expérience partagée Vincent, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire qui donne son titre au récit. Si j’ai pris la peine de l’écrire, c’est aussi pour la sensibilité exacerbée que procure l’état de détresse et de souffrance, voire d’angoisse, à l’égard de celles des autres et, par-delà, d’une face voilée de la condition humaine. Celles des victimes d’actes de guerre ou de terreur, mais également de certains patients de l’hôpital ou du centre de convalescence, inscrits par ailleurs dans leur condition sociale. Yonnet, si je l’ai bien lu, ne semble pas beaucoup évoquer ce second aspect. Il est vrai que sa situation est beaucoup plus grave et finira par l’emporter.

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  3. Bonjour Bernard,
    Tout d’abord mes meilleurs voeux pour 2024. Tu écris magnifiquement bien. La souffrance est indicible et ton texte exprime cette indicibilité. Je viens d’aller visiter un ami à l’hôpital et j’ai ressenti l’épaisseur de ce sentiment d’impuissance face à elle et à l’inconnu de la fin de vie. Merci pour tes écrits. J’ai eu une pensée pour Richard.

    Amitiés Jojo

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    1. Bonjour Jojo, merci pour ton commentaire et ta pensée pour Richard. Il y a la souffrance de soi et celle des autres, à l’hôpital, en convalescence ou aiileurs « sur les écrans ». La souffrance physique mais aussi sociale et psychologique : solitude, abandon, angoisse, dépendance… Comme écrit Paul Yonnet : « qui vous fait vivre en avant des autres, dans une zone inconnue de la société dont vous êtes, dont vous n’êtes déjà plus.« 

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  4. Cher Bernard, l’homme qui a vécu cela (et que tu sembles bien connaître) a la délicatesse d’affirmer que ce qu’il a vécu n’est rien ou en tout cas pas grand-chose face à celle que vivent ou ont vécu les Ukrainiens, les Gazaouis ou les habitants des kibboutz. C’est vrai et faux à la fois. On est toujours seul face à la douleur et elle est toujours insupportable, quel qu’en soit le contexte. Mais l’écrire aide le lecteur à la vivre ou à l’anticiper. Il y a dans ce texte des accents de Philippe Lançon (« Le Lambeau ») et aussi de Montaigne qui parlant de ses douleurs nous aidait à les vivre.

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    1. C’est un récit personnel, cher Michel, mais également une réflexion et une observation plus globales à travers ce prisme singulier. Le centre de convalescence était une sorte de micro-société en soi (avec ses affinités, ses alliances et ses conflits), dont le narrateur n’a abordé que certains aspects et certaines personnes. Il y est resté plus d’un mois, appréciant la qualité du lieu et de l’accompagnement para-médical, mais éprouvant souvent un décalage un peu pénible avec les résidents – qui lui étaient la plupart du temps étrangers socialement et culturellement (avec des exceptions notables). Ce fut aussi un enseignement de cette expérience. Merci pour la référence au Lambeau de Philippe Lançon, que je vais m’empresser de lire. Il est plus que temps !

      P.S. Le narrateur n’a pas développé – par manque de temps, d’espace et d’énergie – l’histoire de nombreuses rencontres qui l’ont remué, de réflexions qui l’ont agité, de troubles et de souvenirs (notamment familiaux) qui l’ont perturbé. C’est le type d’expérience qui, à condition d’avoir le talent, mériterait un livre entier : une sorte de Montagne magique à sa manière. Car loin d’être seulement une expérience du corps humain, de ses souffrances et de ses soins, ce fut aussi une immersion au sein d’un corps social vivant dans une sorte d’institution totalisante (au sens du sociologue américain Goffman : « Total Institution »), c’est-à-dire qui prend en charge la quasi totalité des besoins humains – y compris le choix des places à table et la remise de la carte d’identité à l’entrée. Comme le sanatorium, le couvent, l’internat, la prison…

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  5. Un bel écrit qui nous emmène sur bien des chemins. De réflexion, d’attention et de « compassion ». Quel beau mot. Tu aides à ne plus côtoyer les malades de la même manière. Un texte à faire passer dans les écoles d’infirmières et infirmiers.

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    1. Tu as utilisé le bon mot Dominique, et aussi au sens propre. Je serais même tenté de dire que c’est le thème transversal de ce récit.

      P.S. Cette expérience et celle qui a suivi (une sorte de nouvelle couche d’ennuis sur un être déjà très affaibli par l’opération) n’a pas laissé l’auteur indemne.

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