
La montagne de Banne vue de la vallée
(photographie de l’auteur)
Les brumes vibraient sous des rafales filant vers la falaise. Le marcheur n’avait pas d’autre choix que de longer le précipice, afin d’éviter de s’égarer dans les nuées humides qui lui collaient au corps. Ses pieds glissaient dans ses chaussures noircies par la pluie. Il n’était plus très éloigné du sommet, épuisé mais rassuré d’y parvenir. Enfin ! À peine arrivé sur la bosse sommitale, marquée par une pierre griffée d’une croix, il entendit des murmures venant du contrebas. Oscillant avec le vent, ils étaient très faibles, saccadés, implorants. Reprenant son souffle, le marcheur s’approcha du vide pour tenter d’apercevoir leur source qui devait être proche de lui. Elle se situait en haut de la falaise, piquetée d’arbustes comme de flèches. Un homme s’y serait-il accroché ? « Brèche ….ième brè… » finit-il par entendre, proféré d’une voix aigüe et tremblante. Il n’osa crier, par crainte d’effrayer l’homme peut-être suspendu dans le vide. Le marcheur rampa au bord de la falaise, le corps trempé par les herbes. C’est alors qu’il vit une silhouette maigre et longiligne, les mains agrippées à de petits troncs. Leurs regards se croisèrent. C’était donc lui !
Au départ, il ne désirait pas cette marche mais s’y sentait poussé par le temps. Peut-être ne viendrait-il plus jamais dans ce lieu – ou était-ce son corps qui ne voudrait plus de la montagne ? Il avait tant marché dans les solitudes désertes, traversé des cols glaciaires à près de six-mille mètres, grimpé de hautes falaises au bord d’un fleuve de peintre, bivouaqué à la frontière du Tibet ou de l’Arménie. Cette montagne était modeste, mais elle représentait un défi pour ses forces et son équilibre devenus fragiles. Son sommet était voilé par des nuages qui verseraient bientôt leurs pluies. Et l’on était en automne avec boues et feuilles mortes, vents aigres et soleil rare. La campagne était déserte, seules quelques fumées sortaient des maisons. Le silence régnait sur la haute vallée verte et jaune.
Se relier au monde
Il se mit donc en route pour une approche ingrate avant d’atteindre la sente. Cette dernière montait en oblique vers une passe taillée comme un coup de serpe dans la falaise. Un petit tracé peu visible, sans doute noyé sous les feuilles mortes, qui était traversé d’éboulis et de racines traîtresses. Il avait entendu au village qu’une sorte de curieux poète, avide de fusion cosmique et de lointains nocturnes, errait dans la montagne. Il avait un bâton de chamane à la main, la tête dans les nuées et les pantalons flottant sur ses pieds nus. Il voulait, disait-on, « se relier au monde vivant » afin d’échapper à « l’enfer du chiffre ». Les paysans s’en gaussaient un peu. Ils savaient ce que compter veut dire et connaissaient la montagne comme leur poche. Un lieu pour les brebis, les chasseurs, les sangliers et les loups – pas pour les poètes. Ces « gens de lettres » qui avaient tendance à abandonner leurs rimes pour l’hélicoptère de secours en montagne dès que cela tournait mal ! Le tout payé par les contribuables, et les pauvres paysans parmi eux…
Le marcheur souriait sous cape en mettant un pied devant l’autre. Cela lui occupait l’esprit sur ce chemin monotone et raide, bordé de lavande morte et de petits chênes truffiers. Un gros chien blanc avait voulu le suivre mais il l’avait chassé à coups de bâton. Il voulait être seul à ruminer ses pensées sauvages. D’autant que l’itinéraire avant d’atteindre la sente était traître, avec quelques virages trompeurs en épingles à cheveux. D’un ennui monstrueux ! Tout cela pour mériter une ultime cime de brumes. C’était une vraie galère. Mais il atteignit enfin un point de repère fiable qu’il connaissait bien : une courte échelle de fer rouillé rouge-brun traversant un ruisseau à sec. De là, il n’y avait qu’à rejoindre le départ de la piste vers la gauche. C’était le passage délicat, sinueux et très étroit.
Un marcassin sur la sente
L’entrée de la sente était indiquée par des amas de pierres qui formaient comme un cairn avachi. « Pas moyen de passer à côté » se dit le marcheur ténébreux. Il resserra la lanière de son bâton et entama la montée déclive vers la passe encore lointaine. Comme il le craignait, de petits tas de feuilles mortes recouvraient le sol et masquaient les grosses pierres. Il faillit trébucher sur une sorte de groin calcareux et s’écraser la tête sur le suivant qui était plus pointu. Ses lunettes et ses dents auraient passé un mauvais quart d’heure ! Sa longue pratique de la montagne lui avait heureusement donné les bons réflexes et il arrêta sa chute grâce à son bâton bien planté. Il se releva et ouvrit les yeux devant lui : tout n’était qu’entremêlement de feuilles, de buissons, de branches obliques et de graviers en pagaille. De plus, la pluie s’était mise à tomber.
Il savait qu’une fois la passe atteinte, il lui faudrait marcher longtemps le long de la falaise pour gagner le point culminant dans l’herbe. Ces deux parties de l’ascension – le sente et la longue montée herbeuse – étaient les plus belles par beau temps. Une vue prodigieuse s’ouvrait au marcheur et s’agrandissait au fur et à mesure de la montée en altitude. Dans ce crachin il ne verrait que ses pieds. Ceci étant, le vin était tiré et il ne répugnait pas à le boire. L’exercice et l’épreuve lui suffisaient.
Mais ce n’était pas gagné. Il aborda un long passage couvert de gravillons humides qui glissaient sous ses pieds. Au même moment, un remue-ménage se fit entendre dans les buissons adjacents. C’était un marcassin égaré dans les hauteurs ou fuyant les chasseurs. Il ne manquait plus que des coups de feu et des chiens pour entraîner sa perte. Habile, le marcheur s’assura d’abord une petite zone plate pour laisser filer l’animal. Puis il reprit sa route en redoublant de prudence, le souffle court.
Franchir la passe
La sente continuait de monter en dents de scie vers le passage qu’il commençait à entrevoir. Il franchit un petit bosquet de buis, redescendit quelques mètres en s’agrippant à des troncs malingres, puis se rétablit d’un coup de hanches. Il était face à un pan de roche ; la brèche était à droite. Il y monta et se retrouva sur le plateau déclive qui menait au sommet. Une bourrasque chargée de pluie le frappa en plein visage et faillit le renverser. Il lui restait plusieurs kilomètres de montée graduelle sur un interminable flanc d’herbe et de buissons. Le sentier ayant disparu, il lui fallut se rapprocher de la falaise pour ne pas s’égarer. C’était périlleux mais nécessaire.
La montée était longue et monotone malgré la violence du vent et la béance fascinante du vide. Le marcheur avait souvent eu l’envie d’en finir avec ce « monde trompeur » et cette tentation lui revint le long de la falaise. Bien évidemment, il y aurait la chute dans le vide, la douleur du choc et sans doute une agonie de plusieurs heures. Il y avait peut-être de meilleurs moyens pour en finir. Il poursuivit sa route pendant une petite heure, dépassant la limite des arbrisseaux arrondis. Tout autour de lui s’étendaient les alpages où, disait-on, rôdaient des loups à la recherche de brebis au profil de zeppelins posés dans l’herbe.
La Voie des tréfonds
D’un seul regard, il vit soudain la pierre sommitale entourée d’herbe. Il n’y avait que cette petite marque qui témoignait de son arrivée inespérée au sommet. C’est alors que lui parvint la voix, distante de quelques mètres vers l’est. L’homme se pensait seul et n’appelait pas au secours. Il se parlait à lui-même pour s’encourager à trouver quelque chose. Le grimpeur cherchait une brèche pour accéder au plateau, mais ne la voyait pas. Depuis combien de temps était-il à l’ouvrage dans la falaise ?
Le marcheur se pencha vers lui et leurs regards se croisèrent. L’homme agrippé au tronc failli lâcher prise sous l’effet de la surprise. Sa maigreur et son visage un peu mystique ne laissaient plus de doute : c’était le poète errant ! « Je cherche la Voie » dit-il avec gravité. « La brèche vers l’Autre Monde ». Le marcheur faillit tomber à la renverse mais se reprit à temps. Il était de son devoir de tirer ce rêveur ambulant de ce mauvais pas avant de faire de la philosophie. Il rampa au bord du vide, lui donna quelques indications pour l’aider dans sa progression qu’il avait reprise. Après de longues minutes, leurs mains se joignirent et le poète s’agrippa pour se hisser au sommet. Il avait de grands yeux éberlués trouant sa maigreur ascétique, un accent écossais. Depuis combien de temps n’avait-il plus mangé ? Il ne portait pas de sac, pas de vivres, à moins qu’ils n’eussent été offerts au vide.
Le randonneur lui tendit sa gourde et un quignon de pain. Le rescapé mangea en silence, interrompant ses bouchées par une respiration saccadée. « Ah, pour sa reliance au vivant il aura eu son compte ! » se dit le marcheur. Il en souriait, ce qui intrigua le poète. Mais il se turent, ce qui était la meilleure chose à faire en cette circonstance. Puis ils convinrent de redescendre ensemble. Le marcheur était un bon guide, le poète avait de la conversation à revendre. Heureusement, cela soufflait assez fort pour étouffer sa voix.
Dans la falaise
À la descente, le vent augmenta encore de puissance et la pluie redoubla d’intensité. L’herbe glissa davantage, et le marcheur craignit l’étroitesse de la voie qui s’ouvrirait devant eux une fois la passe franchie. Les deux hommes découvrirent enfin son entaille noyée dans le brouillard, à peine visible entre deux gnomes de roche moussue. Les rafales se couchèrent brusquement lorsque ils franchirent la brèche après avoir glissé sur une marche naturelle. La montagne les protégeait des souffles venus de l’est, mais pas de la pluie, ni du brouillard ou de la chute des feuilles. Comme souvent, la descente fut plus ardue que l’ascension, du moins pour le marcheur. Le poète, quant à lui, découvrit la sente avec étonnement.
Ce furent deux funambules qui descendirent la montagne en suivant la falaise en écharpe. Ils étaient pris dans les nuées silencieuses, à peine rompues par de rares paroles. Le poète glissa sur des pierrailles, le marcheur peina à trouver la sente sous des feuilles trempées. L’épreuve commune en fit une cordée baroque, lente et hésitante. Une fois dans la vallée, ils se séparèrent avec courtoisie, voire une pointe de respect. Le poète et l’alpiniste avaient trouvé un terrain d’entente. Un âne brayait au loin.
Bernard De Backer, novembre 2025

Pierre sommitale de la montagne de Banne dans le brouillard
(photographie de l’auteur)
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Ce petit récit est inspiré d’une ascension récente de la montage de Banne dans les Baronnies provençales, près du village de Poët-en-Percip. Le temps était exécrable, le chemin très glissant et la marcheur fatigué, voire carrément déprimé. À son retour, il a souhaité composer ce récit mettant en scène deux personnages contrastés qui se rencontrent au sommet. Ils effectuent la descente ensemble telle une « cordée baroque ». Ils sont tous les deux un peu caricaturaux. À dessein, bien entendu.
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