Le Naufrage des Cadets

Monument situé place Jean Jacobs à Bruxelles, commémorant le naufrage du navire-école belge, le Comte de Smet de Naeyer, qui périt le 19 avril 1906 dans le golfe de Gascogne. 
Il est dédié « Aux victimes du premier navire-école belge ».
Sculpture de Charles Samuel

Voyages d’un siècle

À ceux-là

« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons, ni qui se tient alors à nos côtés »

Julius Margolin, Le livre du retour

Pour ces étrangers passant au début du millénaire, la ville semblait solitaire, abandonnée aux confins du Belarus et des pays Baltes. Bordant le coude d’un fleuve qui s’écoulait mollement vers Riga et la mer Baltique, c’était un amas d’immeubles soviétiques et de bâtiments modernes délavés, assoupis sous une forteresse réduite à des blocs de parpaings couverts des barbelés. Une route étroite, traversant la province de Latgale de son ruban de cahots, reliait des petites villes estoniennes, blanches et propres, à cet amoncellement improbable. Après avoir franchi l’arche de béton enjambant la Daugava, un fleuve prenant sa source en Russie dans les collines de Valdaï, les voyageurs erraient le long de sa rive sud, face à la cité endormie. Prisons, asiles et orphelinats étaient aujourd’hui la principale activité de Daugavpils – traduction lettonne de Dünaburg, forteresse de l’Ordre de Livonie érigée sous l’autorité du baron balte Ernst von Razeburg. La majorité des habitants était composée de Russes ou d’Ukrainiens, échoués de l’autre côté de la frontière entre Lettonie et Belarus, après le reflux soviétique. Si les eaux du fleuve reliaient les ruines de la forteresse et ses pénitenciers à Riga, ses délices urbains et ses plages bordées de palais pour riches Moscovites, aucun oligarque n’aurait songé à visiter ses frères dans un lieu aussi déshérité.

Dünaburg avait pourtant connu des heures plus intenses sous les Romanov. Elle se nommait alors Dvinsk, le Tsar Alexandre III ayant décidé de russifier les noms des toutes les villes baltes de son Empire. Une nouvelle cathédrale orthodoxe, baptisée Alexandre Nevski, vainqueur des chevaliers teutoniques à la bataille du lac Peïpous, y dilatait ses bulbes étoilés. Construite sur un plan à damiers, disposé en deux œillets quadrillés accolés au bas de la forteresse, Dvinsk était une ville de garnison, avec poteaux électriques et larges rues pavées où déambulaient carrioles, soldats et cavaliers ; mais aussi d’industries et de transports. Des dizaines d’usines et manufactures avaient été érigées lors de la révolution industrielle, employant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants dans des conditions sordides. Les socialistes révolutionnaires et le Bund juif y conduisaient l’agitation sociale, qui devait exploser lors des grèves de 1901 et 1905. Dvinsk allait fournir ses bataillons d’émeutiers, avec Pétersbourg ou Riga.

Située stratégiquement sur le fleuve Dvina (son nom russe), carrefour de routes vers Varsovie, Minsk, Tartu ou Riga, Dvinsk était devenue un relais important sur la nouvelle ligne ferroviaire reliant Saint-Pétersbourg à Varsovie, Berlin, puis Paris. Elle était également le nœud d’une connexion vers Riga et Moscou, puis vers la Chine par le Transsibérien. La ville possédait plusieurs gares : celles de Riga, de Libau et de Saint-Pétersbourg. La dernière comprenait sept chambres réservées au Tsar et à sa suite. Les wagons du « magnifique et ensorcelant Nord-Express », selon les mots de l’écrivain Vladimir Nabokov, y faisaient halte. 

Gare de Saint-Pétersbourg à Dvinsk, à la fin du dix-neuvième siècle
(source Wikipédia)

Badauds et vendeurs à la sauvette pouvaient y apercevoir des dames en crinoline et des messieurs portant une casquette de voyage, éclairés par des liseuses en forme de tulipe. Certains y ont peut-être vu le costume marin du petit Nabokov en route pour son estive de Biarritz, après avoir quitté le majestueux domaine de Vyra, à une cinquantaine de verstes au sud de Saint-Pétersbourg. Son père, futur ministre sans portefeuille du Gouvernement provisoire de Kerenski, y parcourait sans doute un livre du bout des doigts.

Dvinsk était une ville peuplée de Juifs et de Russes. Les Lettons occupaient les fonctions de domesticité, de fermage ou de main-d’œuvre sur les terres des barons baltes. Du côté des Russes, outre les Vieux Croyants et les fonctionnaires de l’Empire, l’on comptait quelques membres de la haute société germano-balte passés avec armes et bagages du côté du pouvoir tsariste. C’était le cas de la famille von Arhim qui avait opté pour le patronyme russe Arhimov. Les enfants de Sawa Philipovitch von Arhim, gouverneur de la célèbre forteresse, avaient russifié leur nom en même temps que celui de la ville. Sa fille, Sophie Arhimova, avait épousé un médecin juif réputé et quelque peu kabbaliste, Baruch Klugman, et donné la vie en 1882 à une petite fille, Yeva Baruchovna Klugman. La ligne de chemin de fer venait d’être achevée, la bourgade était dorénavant connectée à la capitale d’Empire, à Moscou l’asiate et aux richesses occidentales. Les élites polyglottes pouvaient se rendre à Paris, Londres, Biarritz ou Nice – voire Venise, où certains passaient l’été au Grand Hôtel du Lido. La ligne traversait Bruxelles, qui l’accueillait avec autant de générosité que de fierté et d’intérêt.

Bruxelles, 1835

C’est en Belgique que la première ligne ferroviaire continentale fut posée, reliant Malines, ville du Cardinal Primat de Belgique, à Bruxelles. La ligne avait été achevée en 1835, cinq années seulement après l’indépendance du pays. Les prairies brabançonnes étaient traversées par le panache des locomotives de fabrication locale, dont la première avait été baptisée « Le Belge ». Un nom qui, à cette époque, ne suscitait aucune raillerie, mais bien une fierté d’ingénieur et d’enfants ébahis qui saluaient l’engin tonitruant. La capitale belge avait été profondément transformée par les projets de son illustre roi volage à la barbe blanche, Léopold le second. Le Royaume connaissait une prospérité industrielle inégalée – favorisant les professions libérales, métiers scientifiques et barons de l’industrie – et s’était couvert de chemins de fer.

C’est précisément dans ce petit pays compliqué, enfin sorti du tombeau où l’avait confiné l’histoire depuis la conquête des Gaules, qu’un entrepreneur, du nom de Nagelmackers – « le fabriquant de clous », en flamand – se mit en tête de proposer un service de trains de luxe, avec hôtellerie et restauration ferroviaires, baptisé pompeusement « Compagnie internationale des wagons-lits ». L’affaire était aussi ambitieuse que potentiellement juteuse : il s’agissait d’offrir un mode de déplacement d’un luxe affolant, empruntant autant les courbes de l’Europe centrale et des Balkans que les droites prussiennes pénétrant les brumes du Nord. Les lignes les plus célèbres étaient L’Orient-Express, inauguré en 1883, et le Nord-Express, ouvert en 1896. Il s’agissait d’aller vite dans les deux directions, le monde étant désormais acquis à l’empressement de se découvrir.

Affiche publicitaire du Nord-Express
(source Wikipédia)

Des artistes belges avaient composé une affiche représentant les monuments célèbres de chaque ville, surmontés de cieux brumeux ou opiacés. Sans le moindre souci de vérité pour la destination finale de Saint-Pétersbourg – une ville certes russe, mais œuvre d’architectes italiens – le haut de l’affiche de la ligne Paris-Londres-Ostende-Berlin-Saint-Pétersbourg représentait un Kremlin démesuré, dont les murs rougeâtres dessinaient un rempart devant une myriade de clochers en oignon de tulipe dorés sur feuille. Elle aurait ravi Blaise Cendrars, qui ne souvenait déjà plus de sa naissance. Peut-être aura-t-il même écrit, au mitan de la révolution de 1905, sa Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France en rêvassant devant une affiche de Nagelmackers. Du côté de Dvinsk l’industrieuse, l’opprimée et la frondeuse, c’était plutôt le Progrès et la Science qui laissaient songeur. Et puis la liberté chérie.

Dvinsk, 1896

Petite fille, Yeva s’était rendue à la gare de Saint-Pétersbourg de Dvinsk avec son père médecin. Celui-ci, homme de science autant que d’horizons nouveaux et de réformes sociales, l’avait rendue sensible aux vertus de la Raison. Si l’on parlait russe dans la belle demeure familiale à l’abri de la forteresse, la langue allemande et le yiddish s’échappaient parfois dans des moments de joie ou de colère. Idiomes que voisinait un français plus pincé, langue des Lumières et des Droits de l’homme. Baruch Klugman, tout le monde le savait, se voulait aussi thérapeute de la société. Il souffrait du tsarisme autant comme scientifique que comme Israélite – même s’il ne fréquentait guère la grande synagogue de Dvinsk et avait épousé une Germano-Balte -, et appelait le Progrès de ses vœux. La petite Yeva regardait s’arrêter les trains et l’arrivée du Nord-Express dans la ville, en 1896, lui parut un prodige à la mesure de ses rêves. Un jour, le petit Nabokov en costume marin en provenance de Pétersbourg lui fit signe de la fenêtre. Yeva voulut partir, étudier, avec une ardeur à la mesure de sa brillance et de son obstination, qui suscitaient des éclats au gymnasium d’État de Dvinsk. 

Comme membre de l’intelligentsia russe, opposée à l’autocratie, elle était passionnée par les scences autant que par la politique. Yeva se demandait, lors de conversations avec son père Baruch, si ces deux vecteurs du Progrès ne pourraient pas se rejoindre dans le projet d’une société heureuse, rationnelle et maîtrisée. La fin du gymnasium, dans son cas, ne déboucherait pas sur un mariage et le repli dans une maisonnée de province. Elle était décidée à poursuivre ses études, ce qui était impossible sur les terres de l’Empire pour les femmes russes à l’époque. 

Certes, à l’automne 1859, la première étudiante russe, Natalia Korsini, fit son apparition à l’Université de Pétersbourg. Mais ces femmes n’avaient accès à aucun diplôme ni à aucun emploi. Elles allaient souvent rejoindre des groupes nihilistes et matérialistes qui revendiquaient des droits à la liberté individuelle et combattaient le mode de vie, les coutumes et opinions sociales traditionnels. Le « monstre aux cheveux courts » – vêtu de noir, mal élevé et viril, fumant, jurant, parlant politique et sciences – devint l’un des personnages des caricatures et des romans de l’époque. Les universités russes étaient par ailleurs, en dehors de cas exceptionnels comme celui de Natalia Korsini, destinées aux hommes, dans la mesure où elles les préparaient à des postes administratifs qui leur étaient réservés – selon la fameuse « Table des Rangs » de l’Empire. 

Bientôt, le nouveau « Règlement sur l’université russe », promulgué en 1863 – bien que d’apparence neutre envers l’éducation des femmes – fut élaboré de telle sorte qu’il procurait le moyen de la restreindre de facto. Au même moment, sous la forme de circulaires ministérielles envoyées à toutes les universités, l’accès à l’enseignement supérieur fut délibérément fermé aux femmes et toutes les étudiantes furent exclues. 

Ville de Dvinsk au début du vingtième siècle
(source Wikipédia)

Les sciences étaient vénérées par les opposants au tsarisme de manière quasi mystique, et la nouvelle génération juive, rejetant la religion de ses pères autant que le tsarisme antisémite de Nicolas II, était particulièrement dévouée au nouveau culte. Yeva choisit cette voie, mais où donc étudier ? Certes, il y aurait bientôt le « Cours polytechniques de femmes de Pétersbourg », fondé en 1906, mais elle aurait alors vingt ans et elle souhaitait entamer des études supérieures dès sa sortie du gymnasium, soit à l’automne 1902. La jeune femme de Dvinsk voulut d’abord étudier et ne pas se perdre dans l’activisme, du moins pas encore. Baruch Klugman avait réussi à freiner ses ardeurs et protéger sa fille adorée des nihilistes, socialistes révolutionnaires ou activistes du Bund. Comme des centaines de jeunes femmes russes, Yeva Klugman n’eut dès lors pas d’autre choix que d’émigrer pour étudier. Dvinsk, de ce point de vue, était idéalement située : toutes les universités occidentales étaient à portée de locomotive. 

Au loin, il y avait bien sûr Paris, mais la Belgique plus centrale, qui semblait chanter la « liberté chérie » dans son hymne national, offrait de belles ressources aux Russes se débrouillant en langue française. Il n’était cependant pas question pour Yeva – mi-juive, mi-orthodoxe, et surtout libre penseuse – d’étudier dans une université catholique. L’université d’Etat de Liège avait été fréquentée par de nombreuses compatriotes, mais il y avait à Bruxelles, au cœur de la ville où avaient vécu Victor Hugo, Élisée Reclus et Karl Marx, cette université au nom magique qui avait été fondée contre l’Église catholique et vénérait les sciences positives plus que toute autre : l’Université libre de Bruxelles.

Eydtkuhnen, 1902

L’inscription de Yeva Klugman à la faculté des sciences se fit par correspondance, l’Université libre de Bruxelles s’honorant d’accueillir des étudiants de tous les coins de la terre, ce qui confirmait sa vocation universelle et participait à son rayonnement planétaire.

La jeune femme énergique aux cheveux courts s’embarqua dans le train de Georges Nagelmackers en gare de Dvinsk à la mi-septembre 1902. Un logement lui avait été réservé dans la bourgade d’Ixelles par le biais de contacts de Baruch Klugman au sein de la communauté juive locale. Chargée de bagages et au comble de l’émotion, elle s’engouffra dans un compartiment réservé aux dames, tout en marqueterie, fleurs stylisées, banquette de cuir, liseuses opalines et verre dépoli. Elle quittait l’Empire pour la première fois et serrait contre elle le viatique des documents impériaux et autres recommandations pour affronter un monde déroutant et le saut épineux des frontières, même dans le Nord-Express. 

Ce qui ne tarda pas à se produire, Dvinsk étant aux trois quarts de la distance entre Pétersbourg et la frontière prussienne. Celle-ci se trouvait dans la petite ville d’Eydtkuhnen, un ancien village qui avait connu un boom urbain depuis qu’il formait un nœud ferroviaire à l’intersection des lignes de Königsberg, Berlin et Saint-Pétersbourg. Une salle d’attente prestigieuse, réservée à la haute noblesse, avait été aménagée dans la gare, car il fallait patienter avant de changer de train. L’écartement des rails n’était en effet pas le même côté russe et côté prussien : le dernier était celui de toute d’Europe occidentale ; le premier, l’écartement choisi par un constructeur américain. Outre les élites impériales, le petit Nabokov et ses parents de belle noblesse, de grands auteurs russes avaient patienté à Eydtkuhnen, mais dans des conditions plus rustiques. Yeva s’inscrivait dans une belle lignée, qui comptait Dostoïevski et Tchekhov. 

Plan de la salle d’attente réservée à la haute noblesse dans la gare d’Eydtkuhnen
(source Wikipédia)

C’est également à Eydtkuhnen que les locomotives passaient d’un chauffage chuintant de bois de bouleau russe à celui, plus infernal, de charbon allemand. Et la Prusse, pour un bout de temps à venir, n’était pas très accueillante aux ressortissants de l’Empire des Romanov, même d’ascendance germano-balte par voie maternelle comme Yeva Klugman von Arhim. La Tsarine, qui était allemande, en souffrait de son côté à Saint-Pétersbourg où ses sujets russes la haïssaient. Les casques à pointe redoutés apparurent bientôt à l’horizon de ces terres humides et grasses. Les bancs de fumée des ateliers ferroviaires, exhalant le soufre et la suie, planaient au-dessus des vaches et des champs moissonnés d’automne. Le train se figea dans un crissement de ferraille ; la chaudière tubulaire libéra en soupirant toute sa vapeur. 

Molenbeek, 1902

Le jour suivant son passage à Eydtkuhnen, Yeva avait contemplé le paysage décrit par Nabokov dans ses souvenirs du Nord-Express : « Le lendemain matin, des champs mouillés, avec des saules difformes le long d’un fossé, ou un rideau de peupliers au loin, traversé par une bande horizontale de brouillard laiteux, m’apprenaient que le train filait à travers la Belgique ». Il ne lui fallait pas trop filer, car le pays était terriblement petit et Bruxelles s’approchait à toute vitesse. Mais il n’y avait aucun risque de manquer la capitale belge : à cette époque, les gares bruxelloises étaient toutes en impasse. Aucun ingénieur n’avait imaginé de faire leur jonction, en détruisant la moitié de la ville et en laissant ses entrailles béantes subir les avanies du climat une décennie entière. Bruxelles n’avait pas encore été « bruxellisée » – expression forgée par les urbanistes pour désigner une ville ancienne, dont le tissu est déchiré par la mobilité moderne. La gare du Nord menait vers les Pays-Bas ou l’Allemagne en passant par Anvers ou Liège, celle du Sud vers Paris en traversant Mons, celle du Luxembourg vers le petit pays voisin via Namur. Le train de Saint-Pétersbourg traversait Liège. Il finissait donc sa route à la gare du Nord, d’où les passagers pouvaient prendre un autre train de la Compagnie des wagons-lits vers Londres. Ceux qui se rendaient à Paris et la Riviera devaient traverser la ville pour gagner la gare du Sud. 

Ancienne gare du Nord à Bruxelles
(source Wikipédia)

La gare du Nord, remplaçant celle de Bruxelles-Allée-Verte qui avait accueilli le premier train continental en 1835, avait été inaugurée à Molenbeek en 1846. Il n’avait fallu que onze années pour construire une nouvelle gare après le galop d’essai de l’Allée-Verte, mais le bâtiment ne fut totalement achevé qu’en 1863. C’était un édifice majestueux, une gare-cathédrale construite par l’architecte François Coppens dans le style Néo-Renaissance qui sévissait alors à Bruxelles. La façade était ornée de huit statues, posées chacune dans sa niche. Celles du rez-de-chaussée symbolisaient le commerce, l’industrie, l’agriculture et les arts ; celles du premier étage la Fraternité, l’Abondance, la Paix et le Progrès. Les armes de Belgique se trouvaient en haut de la façade, où elles décoraient l’horloge. On avait conservé le sens des valeurs, la hiérarchie et les majuscules, mais le temps commandait désormais le monde. La gare était l’une des plus importantes de Belgique et s’ouvrait sur la place Rogier, où circulaient tramways, calèches et piétons. La rue appartenait à tous, les automobiles étaient absentes.

Lorsque le Nord-Express pénétra dans la gare, Yeva était dans un état de grande excitation et d’immense fatigue. Elle contemplait le paysage depuis des heures et repéra rapidement les contacts de son père qui l’attendaient comme convenu. Elle posa le pied sur l’un des huit quais alignés et enfumés. Ils étaient recouverts d’une très vaste serre de verre et d’acier riveté, reposant sur des colonnes doriques et des poutres ajourées. Yeva fut étonnée par le parler de ses interlocuteurs ; il différait fortement du français qu’elle parlait dans la haute société de Dvinsk. On la conduisit vers la place Rogier où l’attendait une calèche.

Bruxelles était grouillante de monde dans ce nouveau quartier de la ville basse, dynamisé par le chemin de fer et le commerce associé. Léopold le second avait entamé de grands travaux qui devaient aboutir à une basilique au sommet de la « colline en forme de couque », dite Koekelberg. Un boulevard portant son nom y menait. Bruxelles s’étendait au-delà des anciennes enceintes fortifiées sous la férule de l’ambitieux souverain. Mais la calèche partit dans l’autre sens, vers le jardin botanique et les quartiers du  « haut de la ville » situés à l’Est. On se dirigeait vers Ixelles, une commune encore villageoise et arborée qui deviendra, bien des années plus tard – en 1928 – le siège de l’Université libre de Bruxelles. 

Ixelles et Palais Granvelle, un peu plus tard

Malgré son aspect débonnaire, la capitale belge avait connu de violentes émeutes en faveur du suffrage universel au mois d’avril de l’année précédente, un an après celles de Dvinsk. Elles avaient débouché sur un état de siège proclamé par le bourgmestre, suivi de scènes de guerre entraînant la mort par balle de trois ouvriers. La grève générale fut proclamée dans tout le pays. La proposition de loi sur le suffrage universel fut cependant rejetée par la Chambre. En représailles, un anarchiste italien, Gennaro Rubino, tentera d’assassiner Léopold le second d’un coup de révolver, à la sortie du Te Deum le 15 novembre 1902. 

Deux mois avant l’arrivée de Yeva en gare du Nord, le révolutionnaire Vladimir Oulianov avait également séjourné dans la ville qui se remettait de ses émeutes. L’exilé russe participait à un congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, dont une des principales composantes était le Bund – la ligue ouvrière juive dénommée in extenso Der Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Rusland un Polyn. Sa fondation était antérieure à celle du parti russe où militait Oulianov. Le Congrès discuta des statuts du Parti et du principe de fédération, souhaité par le Bund, dans un contexte rocambolesque. Les délégués russes étaient hébergés dans des conditions exécrables, la police secrète tsariste les surveillait et la police bruxelloise les harcelait. Oulianov obtint la majorité au Congrès sur un point des statuts, ce qui déboucha sur une scission entre majoritaires (« bolcheviks ») et minoritaires (« mencheviks »).

Le Congrès fut contraint de déménager à Londres, mais l’histoire retiendra que le bolchevisme était né à Bruxelles, après que Karl Marx y eut écrit le Manifeste du Parti communiste en 1848. Par ailleurs, un géographe et anarchiste illustre, réchappé de la Commune de Paris, Élisée Reclus, avait fondé une université dissidente en 1894 : « L’Université nouvelle » – surnommée « Université bulgare », tant les étudiants de Bulgarie et des pays orientaux y étaient nombreux.

Yeva prit dès lors ses quartiers dans la ville où matérialisme historique et le bolchevisme avaient vu le jour. Les contacts de son père lui avaient même trouvé un logement, non loin de la rue d’Orléans où Karl Marx et Jenny von Wesphalen avaient vécu pendant dix-huit mois. Ce n’était qu’un hasard, mais le parcours de l’étudiante de Dvinsk ne manquait pas de coïncidences. La jeune femme avait cependant pour objectif de se dévouer d’abord à la science positive, la politique suivrait peut-être. Il fallait donc finaliser l’inscription universitaire.

Palais Granvelle, ancien site de l’Université libre de Bruxelles
(source Wikipédia)

L’Université libre de Bruxelles se situait dans le Palais Granvelle, un majestueux immeuble Renaissance du XVIe siècle, détruit dans les années 1950 lors du creusement de la jonction entre les gares du Nord et du Sud. Il se trouvait au centre-ville, et venait de bénéficier d’un financement important de la part de l’industriel Ernest Solvay. Capitalisme et matérialisme historique se disputaient les faveurs de l’Université, portée sur les fonts baptismaux par le Grand Orient de Belgique. L’étudiante russe s’arrêta face à l’immense palais, à quelques encablures de la Grand-Place et de l’estaminet où Marx fêtait le Nouvel An.

Elle confirma son inscription à la faculté des sciences et opta pour la chimie, comme Alexandre Oulianov, le frère de Vladimir. On inscrivit inscrivit « Klugman Yeva » pour l’année académique 1902-1903 en Première sciences préparatoire au doctorat. La jeune Russe de vingt-quatre ans fut proclamée Docteur en sciences chimiques avec grande distinction à l’issue de l’année 1905-1906. Elle entama une licence en sciences sociales, qu’elle obtint en 1912. Yeva vécut encore une année à Bruxelles, puis regagna l’Empire avec Timour Fattayev, son mari. Leur fils vit le jour à Łódź, quelques mois avant l’invasion allemande.

Terrence, 2022

En souvenir de Marie-Lou, qui encouragea jadis l’auteur à écrire ce récit

Ce texte en ligne est la partie introductive du récit

La quatrième de couverture est téléchargeable ici :


Ce récit est une fiction, inspirée de faits réels. Des ressemblances avec ces derniers sont dès lors possibles, mais s’en détachent comme dans toute création.

© Éditions Routes et déroutes, Bruxelles, juin 2022

9 réflexions sur “Le Naufrage des Cadets

  1. Cher Bernard,

    Quel magnifique récit qui m’a tenu en haleine de bout en bout. Je me suis à nouveau enrichi de ton immense culture.

    Mes meilleurs vœux pour 2022.

    Jojo

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  2. Ce récit, que j’ai lu d’une traite, est magnifique.
    Il en émane une sorte de tranquillité, au-delà du destin tragique des protagonistes.
    Il est aussi pour moi fort troublant par les multiples ponts qui le relient à ma propre histoire (je dois être peu ou prou le contemporain de Bruno..).
    Des évocations, tel à un moment du récit, le discret, grave et mélancolique salut adressé par Primo Levi.
    Ou encore cette présence de Vladimir Holan dont l’accompagnement fut décisif à un certain moment de ma vie.
    Cette immersion dans l’histoire d’une Belgique que j’ai souvent sillonnée dans des voyages en vélo (ah cet Albertkanaal, que j’adore dans sa rectitude déroutante..) et qui me la rend plus proche, plus vivante, plus charnelle.
    Un petit miracle. Qui donne l’envie de vivre.

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    1. L’auteur vous remercie très vivement pour cette lecture sensible et cette partie d’histoire partagée. En particulier, outre « la rectitude déroutante » du canal Albert, l’évocation de Vladimir Holan et de son recueil Douleur (« Bolest » en langue tchèque) dont est extrait la citation – le premier vers du poème « Il y a ». Douleur a été republié chez Metropolis en 1994, par l’entremise de Nicolas Bouvier qui en a écrit la préface. Curieusement, la citation qu’en fait Bouvier dans sa préface n’est pas exactement la même que celle du recueil. Mais Terrence a préféré celle de Nicolas…

      P.S. La couverture de Douleur est un magifique bois de Frans Masereel extrait de le Soleil (1919)

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      1. La différence des deux citations s’explique dans la préface de Bouvier. Il avait d’abord lu le poème de Holan à l’âge de vingt-deux ans dans le Journal de Genève, une traduction du philologue Armand Gaspard. Ce n’est qu’au retour d’un long voyage qu’il a découvert celle de Dominique Grandmont. La préface de Bouvier est splendide. Il cite notamment cet autre vers de Holan : « Deux vies, un instant, la plénitude, la félicité« . Nicolas, le poète, écrit à la fin de cette préface : « C’est grâce à Holan, autant qu’à Michaux, que j’ai compris que certaines visites que la vie nous rend sont si mystérieuses qu’elles doivent prendre la forme d’un poème, que la prose la plus éclatante ne rendrait justice ni à leur transparence ni à leur opacité qui sont forcément voisines puisque nous ne comprenons pas la transparence mais pouvons seulement la flairer comme un limier flaire un gibier dont il sait qu’il n’est pas pour lui. » C’est sans doute de cela qu’il s’agit dans ce passage du récit de Terrence.

        P.S. Je me demande s’il n’y pas chez Bouvier une réminiscence ou une allusion voilée à La Transparence et l’Obstacle de son compatriote Genevois Jean Starobinski (sa thèse de 1957). Si j’ai bonne mémoire des souvenirs de Nicolas, les Starobinski et les Bouvier se connaissaient. Bouvier l’a peut-être eu comme professeur à l’Université de Genève. J’avais lu naguère avec passion le livre de Starobinski, mais il y a des dizaines d’années. Je ne sais si l’opacité dont parle Bouvier dans sa préface peut se lier à l’obstacle chez Rousseau, tel qu’analysé par le compatriote de Nicolas (qui était un psychiatre intéressé par la psychanalyse). Cela mériterait un article…

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      2. Pour ce qui concerne Primo Levi : Terrence avait pris soin de semer plein de petits caillous blancs.
        Mais bien évidemment il ne s’agit pas ici d’érudition, mais des feuilles mortes qui forment un humus qui prend vie et sens dans le récit de Terrence. Et ce récit a le goût et l’odeur de l’humus dont il émane. L’ami Primo Levi en sourit peut-être d’aise dans sa tombe.
        C’est aussi pourquoi j’en ai retiré pour ma part ce sentiment de tranquillité dont je vous avait fait part. Pas la sérénité, qui aurait ici quelque chose d’artificiel, pas le calme, qui aurait là une nuance un peu morne, mais bien la tranquillité qui évoque une assurance qui s’est trouvée et qui continue à chercher dans son propre mouvement.
        Pour ce qui concerne Holan, Nicolas et sa préface (et sans oublier Michaux), je n’ai pas encore saisi le fil lie la transparence, l’opacité et le tremblement dit dans le poème.
        Ce me sera le plaisir de la découverte de la lecture. Vos précisions seront autant de petits cailloux blancs dans ce jeux de piste sensible et en forêt. Et d’un intérêt vital.

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  3. Je ne connaissais « Bolest » que dans l’édition de 1967 avec la traduction de Dominique Grandmont et ignorais la réédition de 1994 par Nicolas Bouvier et donc sa préface. Je répare cette lacune en la commandant. Avec le plaisir de retrouver Nicolas Bouvier … et l’appréhension de réaborder un texte qui fut pour moi décisif dans des années de tourmentes.
    A mon tour de vous en remercier.

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  4. Cher Bernard,
    j’ai enfin lu « Le Naufrage des cadets ». Cette saga familiale en puzzle est un très beau texte, bien écrit, émouvant, très documenté. J’ai appris bien des choses sur la Russie/l’URSS, sur la Belgique, la guerre … Il y a des voyages qui sentent le vécu, non ?
    J’ai souri en lisant  « les inévitables philosophes et autres sociologues, dont Bruno n’avait pas encore appris à se méfier lorsqu’ils se muaient en prophètes et donneurs de leçon » ou encore « les milieux intellectuels, qu’elle fréquentait avec Albert Dutemps, étaient tous de gauche et se méfiaient des « racontars de la presse bourgeoise », même si bien peu d’entre eux auraient échangé leur vie confortable contre celle du Paradis soviétique. Ils bénéficiaient des deux mondes : critiques envers celui dans lequel ils vivaient et qui leur procurait d’innombrables avantages, dont celui de lui être critique, et louangeurs pour une utopie qu’ils préféraient admirer à distance. » Voilà qui nous renvoie aux attitudes de certains aujourd’hui par rapport à d’autres situations… 
    Bravo encore !
    Envisages-tu une publication ?
    Amicalement.
    Michel

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    1. Ta lecture est très bienvenue, Michel. C’est en effet une fiction inspirée de faits réels, et non des moindres. Tu as repéré deux phrases qui sont effectivement transposables aujourd’hui. Je travaille à la suite, car l’aventure n’est pas terminée, contrairement à ce que l’épilogue donne à penser. Mais cela sera rude. On verra ensuite pour une éventuelle publication, bien que ce soit déjà publié par les Éditions Routes et déroutes ! Merci d’avoir pris la peine de tout lire, car le puzzle n’est pas toujours facile à décoder. Le récit s’est construit ainsi, spontanément. Je n’ai pas voulu le rendre plus linéaire après coup. Puis je me suis rappelé du roman Purge, de Sofi Oksanen, écrivaine finno-estonienne, qui est construit de manière un peu similaire. Mais je crois avoir élaboré cette spatio-temporalité singulière de manière indépendante, comme cela me venait. Il y a de nombreuses pierres d’attente, disséminées ça et là, qui développent un autre sens après-coup (comme la découverte d’Anna par Jeanne). C’est un récit tragique, à la fois d’un point de vue historique et individuel, avec un nouage entre les deux. L’épigraphe de Margolin, rescapé juif du Goulag, a été choisi pour cela.

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