Somme des nations et des hommes

main somme

La main du poète à Frise
(photographie de l’auteur)

Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros

Blaise Cendrars, La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France

Au sortir de la gare d’Amiens, reconstruite une seconde fois – la première, c’était après 1918 – par l’architecte Auguste Perret en 1958, suite à sa destruction par la Seconde Guerre, on aperçoit de grandes photographies murales. Ce sont des images de soldats de vingt-quatre nations, venus se battre aux côtés de la France lors de la bataille de la Somme, incrustées dans les murets de la place Alphonse-Fiquet. Elles affichent une simple exhorte, écrite sous chacune d’elle en langues anglaise et française : « Among us – parmi nous».

Il fait nuit noire et la température est glaciale. On traverse la ville vers l’immense cathédrale Notre-Dame, bombant son portail ouvragé du Jugement dernier, puis le quartier Saint-Leu traversé par la Somme débouchant des hortillonnages. Les façades et les rues anciennes sont magnifiées par un nouvel éclairage urbain, sculptant les clairs et les ombres. Les maisonnettes du quai Bélu bordant les canaux semblent un mélange de bourgade hollandaise et de cité ouvrière. Partout, les mêmes images incrustées de soldats surgissant des murs de briques ; le long du Parc de l’Évêché ou sur des maisons de la rue du Hocquet, jouxtant la ville basse. Ce ne sont pas des soldats armés au front, mais des hommes au repos à l’arrière : des Écossais en kilt cirent leurs chaussures, un gradé anglais à casquette remonte une épuisette du fleuve. Leurs visages les rapprochent de nous.

Main tranchée

La Somme est un petit fleuve paresseux et gris, égaré dans ses propres méandres entre Péronne et Corbie. Il serpente lentement dans un pays de vagues collines, avant de se noyer dans la Manche du côté de Saint Valéry, face au Crotoy où Jules Verne amarrait son yacht. Son nom gaulois (« Samo ar ») signifie « rivière tranquille ». Nos ancêtres avaient prudemment construit des oppidum défensifs sur ses hauteurs, afin d’éviter d’être inondés tout en pêchant les poissons des étangs – ces curieuses hernies du fleuve qui l’accompagnent sur une grande partie de son cours. Ses affluents ont de joli noms : l’Omignon, l’Ingon, la Luce, la Tortille, l’Avre ou la Nièvre. Les villages bordant la vallée ont sans doute été beaux, mais ceux que l’on découvre aujourd’hui sont pour la plupart construits dans une sorte d’Art déco du pauvre, de rudes maisons de briques couleur sang de bœuf, érigées après la bataille.

Soldats écossais

Soldats écossais sur les murs d’Amiens
(photographie de l’auteur)

Frise semble avoir curieusement échappé à la destruction. Sur ses hauteurs où se nichait un oppidum, on découvre un point de vue majestueux sur la vallée de la Somme. Une large dépression constellée de chenaux, de tourbières et d’étangs où glissent des cygnes immaculés et quelques barques de chasseurs. Des coups de feu éclatent au loin. Sur une des îles cernées de joncs et de bouleaux, une petite cabane verte accueille une embarcation livrant des paquets. En contrebas du point de vue, un sentier conduit à des pelouses sèches (des « larris ») piqués d’arbustes et d’éclats de calcaire. Le terrain a été retourné comme une taupinière géante par les obus de la Grande Guerre.

Une main énorme, faite de branchages assemblés, se découpe sur la vallée. Elle ressemble à un revolver, le pouce retourné tel un chien armé et quatre doigts écartés comme autant de canons. C’est ici, dans « la montagne de Frise », que Blaise Cendrars eut sa main droite coupée, le 28 septembre 1915 lors de l’offensive de Champagne. Frédéric Louis Sauser, dit Blaise Cendrars, était un citoyen suisse qui s’était porté volontaire. Lénine, quant à lui, préparait ascétiquement la révolution dans les bibliothèques de Zurich. Mais le « Grand Christ rouge de la révolution russe » dont parlait Blaise dans La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) était déjà passé en 1905. Après la tranchée de Frise, Cendrars écrira de la main gauche et sera naturalisé Français.

La barque a quitté la cabane verte et une autre embarcation vacillante remonte un chenal. Un vent léger frisotte l’eau, des oiseaux ont oublié l’hiver et chantent par saccades. Un sentier de grande randonnée se perd au loin, s’en allant vers Amiens par le thalweg. Sur le sol d’herbe fanée, des centaines de crottes de mouton attestent du nouvel usage des lieux, le broutage ovin visant à recréer les larris déboisés d’autrefois. Un peu plus bas, sur la petite route qui descend raidement sur Frise, l’on croise une rue Blaise Cendrars. Le poète manchot n’a pas laissé que sa main dans le paysage.

Albert détruit

Sur un autre plateau, c’est bientôt le Bellicourt American Monument qui fait le guet au milieu d’une ligne de pins de plusieurs kilomètres – des arbres inhabituels dans le pays. Ce sont des murailles blanches, irisées par un soleil bas et surmontées d’un monolithe gravé faisant face à un océan de champs nus. Un canal souterrain datant de Napoléon Ier courrait sous les sapins qui m’avaient intrigué. L’avant-poste du cimetière est comme une proue de navire tournée vers le couchant. Une table d’orientation indique les mouvements des troupes et les batailles. Plus loin, sur la route de l’étrange ville d’Albert, l’on arrive au Mémorial national australien. On aperçoit une cité de plus de dix mille tombes blanches, alignées sur la colline où se déroula la bataille stoppant l’offensive du Kaiser contre Amiens. Tout semble curieusement australien dans les parages : le Mémorial et son musée souterrain, le bourg de Villers-Bretonneux jumelée avec Robinvale en Australie, ses noms de rue et ses kangourous, son musée franco-australien, son cimetière militaire Adélaïde. Mais le bourg paraît toujours dévasté, assemblage de maisons hybrides près d’un grand parc orphelin de son château bombardé.

Puis vint Albert, un drôle de nom pour une ville qui n’est pas du Congo. Elle est située au milieu des champs entre Amiens et Cambrai, la rivière Ancre n’ayant pas pris la peine de creuser une vallée digne de ce nom. La ville s’appelait d’abord Encre (Inque en Picard), à peu près comme la rivière, puis a changé de nom en 1620 après qu’un certain Charles d’Albert (noblesse florentine de la famille Alberti) ait reçu le marquisat local de Louis XIII. Le florentin patronyme d’Alberti s’est ainsi transporté dans les plaines de Somme, où il est devenu le nom de « la capitale du coquelicot » après la Grande Guerre. Toute la ville fut rasée et reconstruite dans le genre Art déco local, mais en plus joli que certains villages. La basilique Notre-Dame de Brebières, elle, avait été érigée à la fin du XIXe siècle en style néo-byzantin (comme Notre-Dame de Fourvière à Lyon) puis reconstruite à l’identique après la première guerre mondiale. La petite ville désindustrialisée à la fin des Trente Glorieuses s’est reconvertie dans le « tourisme mémoriel ». Elle semble jouir d’une certaine prospérité au siècle du centenaire. Theresa May et Emmanuel Macron s’y sont rencontrés dans l’hôtel de ville néo-Renaissance en novembre 2018.

Corps de labeur

Avec Albert-Inque dans le dos, on se dirige vers la baie de Somme. La vallée s’évase de plus en plus pour devenir une large plaine où serpente le fleuve, ses étangs et la ligne droite de son canal latéral. Le tourisme mémoriel cède la place au grand air. Mais à quelques encablures des premières vagues, des restaurants de poisson et de la réserve naturelle de Marquenterre, un panneau indique « Cimetière chinois ». La Chine n’ayant pas été une colonie du Commonwealth ou de la France, ni davantage un allié combattant, on est surpris par l’indication. Que font des Chinois morts face à la baie de Somme ?

La réponse ne tarde pas à venir, le cimetière n’étant qu’à quelques kilomètres de la route reliant Amiens à Saint Valéry. De loin, après avoir dépassé deux statues de lion en pierre blanche, on aperçoit d’étranges sapins penchés qui évoquent un jardin extrême-oriental. Puis surgit un étroit portail en crépi beige, surmonté d’un linteau contourné comme un toit de pagode, un paifang chinois semblable aux torii japonais (tous deux inspirés du torana indien, porte-seuil séparant le sacré du profane). Le tout est couvert d’idéogrammes, sans un mot de français ou d’anglais. Dans le jardin clos auquel on accède par le portail, des centaines de tombes de la même couleur, avec des inscriptions en chinois et en anglais : « Faithful unto Death », « A noble duty bravely done », « A good reputation endures for ever ». Chaque tombe du « Chinese labour corps » comporte un numéro et une date de décès, pas toujours un nom en idéogrammes ou caractères latins.

tombes chinoises

Tombes de travailleurs chinois à Noyelles
(photographie de l’auteur)

On apprend, en lisant l’inscription française sur le mur d’entrée, que plus de huit cent Chinois reposent dans ce cimetière construit en 1921 – après la grippe espagnole (d’origine chinoise) de 1918 qui tua la plupart d’entre eux. C’est dans le village, à Noyelles-sur-Mer, que vivaient de nombreux coolies (ils étaient aussi appelés Célestes) engagés en 1916 par les forces britanniques, pour palier le manque d’hommes à l’arrière du front. Ce ne furent donc pas des combattants, mais un « corps de travail » volontaire, sur base d’un rude contrat individuel et d’un accord entre la République de Chine et les pays alliés (Royaume-Uni et France). C’est pour cette raison que le cimetière fut érigé dans le village, même si toutes les tombes ne sont pas celles de Chinois de Noyelles. L’inscription nous apprend qu’ils vivaient dans des baraquements à l’écart de la population locale, et que les Chinois ne pouvaient traverser le village qu’en étant encadrés par des soldats. « C’étaient des camps de concentration », dit une dame qui fait visiter le cimetière à des amis. Le spectre d’un Auschwitz français flotte un instant dans l’air, mais la conversation précise les termes. Les nazis, notamment, n’ont pas construit de cimetières pour les victimes des camps. Ils ne leur ont pas non plus rendu hommage.

Tout un pan oublié de la Grande Guerre – encore un – remonte à la surface. Près de cent quarante mille coolies chinois vinrent travailler en France à partir de 1916, engagés par l’armée britannique ou par la France[1]. Paysans pour la plupart, ils débarquèrent dans les brumes et les bombardements du Nord après des mois de bateau. Mais les Allemands coulèrent un navire en 1917 au large de la Grèce (543 victimes chinoises), ce qui modifia le trajet qui passa désormais par le Canada, avec une traversée incognito en train de Vancouver à Hallifax, dans des wagons aux vitres et portes recouvertes de feuilles noires.

Ces paysans chinois sont pour la plupart originaires de la province du Shangdong. Coupés de leurs racines dans un pays inconnu et en guerre, ils sont parqués dans des camps (baraquements ou tentes) et travaillent dix heures par jour et sept jours sur sept. Des tensions éclatent entre des travailleurs et la population locale ou l’armée, qui les traitent comme des indigènes des colonies, alors qu’eux se considèrent comme des travailleurs volontaires d’un pays souverain. La grippe espagnole fera des milliers de morts dans leurs rangs ; les survivants rentreront en Chine, mais deux mille resteront en France où ils formeront la première communauté chinoise, près de la gare de Lyon à Paris. Un arrêt sur la ligne de Marseille, devenu définitif.

Bernard De Backer, janvier 2019

Blaise Cendrars, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, dit par Vicky Messica (une stupéfiante mise en onde). Attention, c’est long et haletant ! D’autres poèmes de Cendrars, dits par le même auteur, sont en ligne, comme Les Pâques à New York.

(…)

Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe…
Et le soleil était une mauvaise plaie
Qui s’ouvrait comme un brasier

Notes

[1] Cette histoire a été récemment documentée par l’historienne française d’origine chinoise, Li Ma (dir.), Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, éd. du CNRS, 2012. Voir aussi l’article de Julie Clarini, « En Europe, 140 000 travailleurs chinois ont participé à l’effort de guerre », Le Monde, 2 novembre 2018.

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