Au-dessus de la pandémie

Randonneuse face à un lac alpin (photographie de l’auteur)

Pour Anne, qui a partagé ce voyage mémorable et inespéré
Et à la Chartreuse verte

La brèche avait été franchie avec ardeur et peine, les sacs chargés du poids des ans, des vivres et des nécessités du bivouac. On pouvait apercevoir les deux silhouettes tanguer le long d’un sentier en lacets, sur fond d’un ciel sombre balayé par le vent et percé des rais du soleil couchant. Enfin, les eaux du lac apparurent aux yeux des marcheurs, langue oblongue en contrebas du col. Elle était ridée par vagues, face à une étroite pyramide qui avait été érigée sur l’herbe par empilement de dalles brunes et grises. Mais avant de dresser la tente au bord de ce miroir changeant, il leur fallait descendre le sentier étroit et raide, les jambes percluses par plus de huit heures de marche et mille quatre cents mètres de dénivelée. Le ciel s’assombrit et, soudain, l’écho de roulements de tonnerre se répercuta sur les crêtes brunes surplombant le lac. Le vent devint violent, des jets de grêle drue s’abattirent sur le couple, le sentier se couvrant de billes blanches et glissantes. La température descendit d’un coup d’une dizaine de degrés, la tempête s’était levée à quelques centaines de mètres des rives où ils comptaient bivouaquer.

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Népal, aux portes du réel

Vue proche de Kala Patthar, éminence au-dessus du camp de base de l’Everest
(photographie de l’auteur)

On s’éloigne à pas du loup du réel ; on croit l’avoir occis pour de bon,
et il descend sur vous comme une tonne de briques.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde

Juin 1988 à Katmandou ; la mousson assombrit le ciel. Mon travail pour une ONG, dans ce qui était encore un royaume himalayen, touche à sa fin. Après avoir rencontré des réfugiés tibétains dans des centres d’artisanat que ma mission impliquait de visiter, j’avais marché en solo vers le pays Sherpa et le Toit du monde. Le moment était venu de partir vers l’Inde et, plutôt que de prendre l’avion, je décide d’y aller en bus. Une manière de vivre une autre réalité du pays, de prendre le temps de la route et des rencontres. Mais les bus vers New Delhi roulent la nuit, traversent les savanes et les jungles du Teraï, une plaine népalaise jouxtant l’Inde. Je ne verrai les paysages qu’à la nuit tombante et, à la frontière indienne, au lever du jour. L’obscurité est tombée autour du bus surchargé, longeant un précipice sur la route boueuse qui mène à Pokhara. Après un départ paisible, le chauffeur est importuné par un passager aux yeux rougis, visiblement sous l’emprise du chanvre ou de l’alcool ; il s’en prend aussi aux nombreuses femmes, dans l’indifférence générale. L’atmosphère devient de plus en plus tendue, un accident se prépare, dont je serai acteur et victime. 

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Geniul Carpaților

Paysanne au marché de Cluj en Transylvanie, juillet 1990 (photographie de l’auteur)

Six mois après l’exécution du « Génie des Carpates », Nicolae Ceaușescu, ainsi que de son épouse Elena le 25 décembre 1989, j’ai pris le train pour Budapest et, de là, pour Sighișoara en Transylvanie. Cette région alors oubliée d’Europe centrale, sinon le mythe de Dracula, m’attirait depuis la lecture de deux romans de Jules VerneLe château des Carpates, et Mathias Sandorf (originaire de Făgăraș). Son attrait avait été ravivé par le survol de ces montagnes bossues et sombres, au retour de Turquie. À la gare Nyugati de Budapest, je m’introduisis avec circonspection dans un train roumain déglingué qui devait me conduire à Sighișoara – ville natale de Vlad Dracul où mourut, quelques siècles plus tard, le poète national hongrois, Sandor Pëtofi. Ce train presque vide, et d’une lenteur épouvantable malgré son nom de « Pannonia Express », finit par me déposer au pied de la ville médiévale nichée sur une colline.

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Quedlinburg am Harz

Au Brocken montent les sorcières
Par le chaume jauni, par le pré verdoyant
L’Assemblée est là-haut, sur les cimes altières
Où trône Seigneur Urian
Nous allons ! rien ne nous arrête
Et le bouc pue, et la sorcière pète

Goethe, Faust

Les premières scènes en noir et blanc du film Frantz de François Ozon montrent une jeune femme fleurissant une tombe dans un cimetière allemand, peu après la Grande guerre. On y découvre un décor urbain ancien : des maisons à colombages, des magasins d’antan et une église à double clocher, flanquée de hautes demeures, érigée au sommet d’un piton rocheux. Aux environs, un pays de plaines et de rochers romantiques à la Caspar David Friedrich, que surplombe au loin un massif montagneux tapissé de forêts sombres. Ce pays m’est familier, bien que la ville ne soit guère nommée. Puis me revient le nom d’une cité médiévale, traversée lors d’un long voyage cycliste entre Bruxelles et la Pologne. C’est Quedlinburg, l’une des capitales du Saint Empire romain germanique où siégea la diète de la première dynastie ottonienne. Mais que diable vient y faire Faust ?

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À toute vapeur dans le Gobi

Locomotive dans le désert David Kitching

Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un journal
a composé ce journal de voyage. Mais, au moment de signer,
tout à coup pris de peur, il se jette la première pierre. Voilà.

Henri Michaux, Ecuador

Le défilé torrentueux se réduisait par endroits en goulets ocre, hérissés de roches instables et tapissés de cônes d’éboulis, puis s’élargissait aux approches des confluents. Les vallées adjacentes ouvraient de brèves et étroites perspectives vers les horizons proches de l’Azad Cachemire, ou, plus lointains, du Swat, du Chitral et du pays Kalash. Le voyageur avait rejoint le cours de l’Indus à Abbottābād[1] et remontait la Karakoram Highway, un nom ronflant pour une petite route sinueuse disparaissant parfois sous des glissements de terrain et des coulées de gravier. Après un premier trajet dans un Jingle truck scintillant au soleil, il avait été pris en stop par un pick-up Toyota bleu ciel qui avait soudainement dévié de la route et s’était enfoncé dans une vallée latérale. Assis sur des sacs de ciment, il s’accrochait aux rebords de la benne tournoyante. 

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Hauts et bas de Flandre

Cassel_musee_vue_cassel

Vue de Cassel au XVIIe siècle (anonyme, Musée de Flandre, source Wikipedia)

Cette route campagnarde, sous un ciel qui est resté le grand ciel des régions du Nord (…)  peuplé de nuages ronds, sera dans onze ans flanquée sur toute sa longueur, de Bailleul à Cassel, d’une double rangée de chevaux morts ou agonisants, éventrés par les obus de 1914, qu’on a traînés dans le fossé pour laisser passage aux renforts anglais attendus. On gravit déjà la colline sur laquelle s’étend l’ombre noire des sapins qui donnent leur nom à la propriété. Dans douze ans, livrés en holocauste aux dieux de la guerre, ils seront fumée, et fumée en haut le moulin et le château lui-même.

Marguerite Yourcenar, Archives du Nord

La petite ville perchée sur une colline, surmontée d’une bosse avec moulin à vent et statue équestre du maréchal Foch, se découvre de loin. Elle est précédée d’une butte conique couverte d’arbres, le Mont des Récollets. On contourne ce dernier par une route sinueuse, longeant des fermes de briques couleur « belle époque », puis une élégante gentilhommière blanche à la lisière du bois. D’un coup, la route se transforme en chaussée escarpée dont les pavés brillent au soleil. Elle s’étrangle ensuite dans une ruelle rectiligne et pentue, s’engouffre entre deux rangées de petites maisons basses, longées de trottoirs lilliputiens. On approche des cent septante-six mètres d’altitude au-dessus de la plaine de Flandre, mais on ne voit que les façades grises d’un village-rue incliné. Survient enfin la Grand Place de forme ovoïde, également pavée, avec quelques vieilles maisons ayant survécu aux cataclysmes des deux dernières guerres et diverses empoignades antérieures. À gauche, un palais Renaissance rénové, dont le porche vitré laisse entrevoir la plaine en lointain contrebas. On y aperçoit de larges champs verdoyants, un reste de bocage épars et une voie romaine rectiligne filant vers l’horizon. Mais il faut grimper jusqu’au moulin et la statue de Foch pour atteindre le haut et voir le bas.

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Le silence des organes

Pancreas Gray 1918


Pancréas et organes voisins, Henry Vandyke Carter, 1918
(source Wikipedia)

La santé c’est la vie dans le silence des organes

René Leriche, chirurgien spécialiste de la douleur
Discours au Collège de France, 1936

Ce mardi quatorze mai deux mille dix-neuf, en fin après-midi, la forêt verdoyait dans le chant discret des oiseaux et le martèlement des pics. Un soleil oblique projetait les ombres noires des hêtres sur un lacis de fougères et de ronces. Nous étions en début de semaine, de rares promeneurs déambulaient dans la végétation en effervescence. Un cycliste traversait cette quiétude heureuse. Il avait décidé de parcourir une trentaine de kilomètres en boucle, descendant d’abord à travers la forêt vers l’ancien monastère du Rouge-Cloître, situé dans une vallée entre deux larges étangs, avant de remonter ensuite vers son domicile urbain.

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Somme des nations et des hommes

main somme

La main du poète à Frise (photographie de l’auteur)

Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros

Blaise Cendrars, La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France

Au sortir de la gare d’Amiens, reconstruite une seconde fois – la première, c’était après 1918 – par l’architecte Auguste Perret en 1958, suite à sa destruction par la Seconde Guerre, on aperçoit de grandes photographies murales. Ce sont des images de soldats de vingt-quatre nations, venus se battre aux côtés de la France lors de la bataille de la Somme, incrustées dans les murets de la place Alphonse-Fiquet. Elles affichent une simple exhorte, écrite sous chacune d’elle en langues anglaise et française : « Among us – parmi nous».

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Allumettes suédoises

Carl_Wilhelmson_Juniafton_1902

Carl Wilhelmson, Juniafton (1902)

À Greta Thunberg,
petite allumette suédoise qui a mis le feu aux marches des jeunes pour le climat

L’opinion de Jean-Pascal van Ypersele, ancien vice-président du Giec, sur Greta Thunberg.

Les élections suédoises du 9 septembre 2018 se sont déroulées dans une nation touchée par plusieurs crises. Les effets du changement climatique se sont fait ressentir de manière violente, avec une sécheresse et des températures jamais mesurées. Des incendies de forêt ont détruit des milliers d’hectares, des récoltes ont été perdues, du bétail abattu ; les îles baltiques de Gotland et d’Öland ont été touchées par de graves pénuries d’eau. Même le point culminant du pays, en Laponie, a fondu de quatre mètres. Ce choc survenait alors que la Suède, non membre de l’OTAN, avait vu sa population mise en « défense totale » par le gouvernement, suite à des incursions russes réitérées dans ses eaux territoriales et son espace aérien. Sa réputation était par ailleurs entachée depuis an par le scandale du prix Nobel de littérature décrédibilisant les élites culturelles, la crise de l’Académie suédoise portant au grand jour des aspects peu reluisants des coteries d’initiés de Stockholm. Enfin, la problématique migratoire, dans une « superpuissance humanitaire » qui a accueilli un nombre très élevé de réfugiés en proportion de sa population en Europe, connaît des développements inquiétants. D’un côté, par des difficultés de cohabitation dans les trois grandes villes (Stockholm, Göteborg et Malmö) qui connaissent une hausse de la criminalité, du vandalisme et des actes antisémites, et, de l’autre, par l’euphémisation ou le déni de certaines réalités par une bonne partie des élites intellectuelles, politiques et médiatiques. Comme ailleurs en Europe, ce cocktail détonnant a creusé le fossé entre « le peuple et les élites », alimenté l’extrême droite ou « le populisme ». L’échiquier politique s’en est trouvé bouleversé. Éclairages au fil d’un voyage dans un Nord qui vire au Sud.

Complément du 15 septembre 2022. « Elections en Suède : la droite devrait s’allier avec l’extrême droite pour gouverner. Le bloc de droite l’a finalement emporté face à la coalition de gauche de la première ministre sortante Magdalena Andersson. Les conservateurs vont devoir composer avec les Démocrates de Suède, formation nationaliste devenue la première force à droite. », Le Monde 15 septembre. C’est pour avoir anticipé cela et en avoir évoqué les causes profondes que cet article a été refusé par La Revue nouvelle. D’autres articles du Monde ici et ici. « 10 points sur les Démocrates de Suède, le parti de Jimmie Åkesson », dans Le Grand Continent du 20 septembre. Une analyse très éclairante.

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Paniques démographiques à l’Est

Debrecen

Gare de Debrecen en Hongrie (photographie de l’auteur)

Trois Bulgares habillés en costume traditionnel japonais marchent dans les rues de Sofia, sabre à la ceinture. « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » leur demande une petite foule très perplexe. « Nous sommes les sept samouraïs et nous voulons faire de ce pays un endroit où vivre mieux » répondent-ils. « Mais alors pourquoi n’êtes-vous que trois ? » leur demande-t-on encore. « Parce que nous sommes les seuls à être restés ; les autres sont tous à l’étranger ».

Dans Ivan Krastev,  Le destin de l’Europe

Au printemps 2017, un long voyage en train de Bruxelles à la ville grecque de Vólos – en passant par Vienne, Debrecen, Sibiu, Bucarest, Roussé, Sofia et Thessalonique – m’a fait traverser pour la première fois la Bulgarie. L’avantage des voyages ferroviaires, surtout dans cette partie de l’Europe où le réseau est proche de l’apoplexie, c’est la lenteur. Mais également le partage des compartiments de seconde classe avec des populations locales qui ne peuvent se payer une voiture ou un billet d’avion. Loin des centres urbains rénovés pour les city-trip, des aéroports aseptisés et des avions survolant le continent en ignorant les campagnes et les bourgades en déshérence, le train nous fait côtoyer d’autres réalités.

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